Page:Revue de Paris - 1932 - tome 5.djvu/768

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Parmi les intimes, on comptait encore M. Poplinger, le Juif allemand aux lèvres d’ogre, fiancé de mademoiselle Mitzi et représentant à l’étranger de la firme Max et Bernard Thüringer. Il était le plus souvent en voyage, mais, quand les affaires lui imposaient un séjour à Braïla, toute la maison était sens dessus dessous, car les deux amants remplissaient toutes les pièces du vaste bâtiment de leurs ébats, et de leurs disputes. M. Bernard, dont la morgue naturelle et l’austérité de mœurs ne prêtaient pas à la plaisanterie, en était scandalisé.

— Il faudra leur bâtir une caserne, à ces deux-là ! — s’écria-t-il un jour qu’il était de meilleure humeur.

Mais, de tous les habitués, M. Flusfisch, surnommé « Habeder », était le plus célèbre dans la maison, grâce à la circonstance qui lui valut ce surnom. Dans sa première semaine de service chez les Thüringer, Julie, la servante hongroise, entra un jour annoncer gravement :

— Est venu M… Habeder.

Le dîner touchait à sa fin. Les patrons se regardèrent, l’un l’autre, étonnés :

— Monsieur… comment dis-tu ?

— Habeder.

— Habeder ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Nous ne connaissons personne qui porte un tel nom !

— Mais si, madame ! C’est ce monsieur au gros ventre et très chauve, qui a un nom difficile, mais qui dit toujours, lorsqu’il entre : ha-be-der !

En effet, M. Flusfisch, poussant en avant son ventre et sa face réjouie, semblable à une pleine lune, prononçait, en scandant, le salut allemand :

Ich habe die Ehre[1] !

D’où, le « Habeder » de Julie, sobriquet qui fit fortune et qu’adopta même l’imperturbable M. Bernard.

Ces intimes, ainsi que d’autres invités, remplissaient les deux salles de jeux, seules pièces éclairées. Tout le reste de la maison était plongé dans l’obscurité. Pour ne pas trop fatiguer Julie et Adrien, qu’on savait exténués de leur gros labeur quotidien, on plaçait à la portée de chaque convive

  1. J’ai l’honneur.