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rêver, de s’instruire ; à la joie de pouvoir disposer de soi-même.

Il travailla comme débardeur, heureux de savoir qu’il pouvait jeter le sac à n’importe quel moment et demander sa paye. Cela ne tirait pas à conséquence. Le lendemain, il était libre de reprendre le sac ou de ne pas le reprendre. Et il aurait continué, mais sa mère se fâcha :

— J’aime mieux mourir que de te voir porter le sac sur le dos ! Bon pour les gens incapables ! À quoi te servent-elles donc, toutes ces lectures ? Pas besoin de tant étudier, s’il s’agit d’être débardeur ! Et quelle est la jeune fille comme il faut qui épouse un débardeur ?

Convaincu qu’une muraille d’incompréhension le séparait même de sa mère, il renonça à plaider sa cause devant quiconque, tout à l’idée de disparaître un jour dans le monde. Ce sera fait, le jour où il aura liquidé l’affaire du service militaire. Jusque-là, il devra faire des concessions à sa mère, qui peine pour lui.

Un soir d’été, au bout d’un mois de service chez les Thüringer, Adrien se promenait dehors, le long de la maison, respirant de l’air frais et méditant sur sa vie et celle des autres. Le temps était très beau. Nuit étoilée, brise caressante, mélange de parfums venant des fleurs du Jardin public, où la fanfare municipale jouait des valses étourdissantes.

Comme presque tous les soirs, il y avait du monde, car la maison possédait une salle de billard et une autre réservée aux jeux de cartes, échecs, dominos. Mais Adrien pensait que tout ce monde venait surtout parce que « chez les Thüringer » on trouvait des crus supérieurs, des champagnes de grande marque, des liqueurs fines et des gâteaux comme on n’en fabriquait nulle part ailleurs dans la ville et dont seule madame Charlotte connaissait le secret. Le préfet du département qu’on avait baptisé « le Pourceau », à cause de son physique et de sa gourmandise, était de toutes les réunions. Presque tout aussi souvent on voyait l’armateur italien Carnavalli, mais celui-ci, homme d’une rare distinction, ne venait que pour les trois belles femmes de la maison. On l’appelait « l’Européen ». Grand amoureux, grand joueur, grand voyageur, on savait qu’il se ruinait tout doucement.