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À cette époque Mikhaïl était en Mandchourie : il voulait voir de ses propres yeux les horreurs de la guerre russo-japonaise. Cette brutale séparation avait eu une autre cause : la lourde amitié d’Adrien, qui par sa turbulence et ses contradictions avait fatigué Mikhaïl. Âme mortellement blessée par la vie, esprit rompu aux méditations, pauvre corps dévasté par la misère, Mikhaïl avait grand besoin de paix physique et morale. Il lui fallait un armistice avec l’existence. Il se sentait vieux à vingt-trois ans. Trouver une occupation bien rétribuée, y rester le plus longtemps possible et économiser un peu d’argent, puis aller se reposer dans un pays clément, c’était là son plan d’avenir pour une année.

Il demanda à Adrien s’il voulait adhérer à ce plan, travailler avec lui, économiser en commun et partir ensemble. Adrien acquiesça avec enthousiasme. Sachant à qui il avait affaire, Mikhaïl exigea une promesse d’obéissance totale, pendant une année.

— Je te la promets ! Tu seras mon maître !

Il la tenait, un mois, deux mois. Mais il ne fallait pas lui demander davantage. Oubliant promesse et « maître », il jetait tout par-dessus bord et s’en allait. Ainsi, plusieurs bonnes places furent gâchées. Mikhaïl démissionnait à son tour, par faiblesse amicale, s’étant trop habitué à ce compagnon de vie, et dans l’espoir de le corriger. Mais il n’arriva à rien. Alors il décida de le livrer à lui-même, pendant quelque temps, et partit pour la Mandchourie.

Adrien crut ne pas pouvoir survivre à cette séparation, mais il était si plein de vie qu’il trouva facilement sa pâture sentimentale. Le seul fait d’exister lui semblait un miracle. Il rôdait autour de lui-même, baigné par le soleil et la lumière, se découvrant chaque jour davantage. C’est pourquoi il n’avait pas le temps de beaucoup travailler. Surtout, il haïssait le travail qui le privait de ciel, d’espace. Il considérait avec terreur les foules qui se ruaient, heureuses, vers les bureaux, les ateliers, les fabriques, les magasins, renonçant à tout pour un morceau de pain, — un pain qui devenait toujours plus blanc dans la mesure où l’on renonçait davantage à ce qu’il y a de meilleur dans l’existence : au droit de contempler la création, au bonheur de penser, de