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avec cette affreuse lampe du lustre, tant qu’on ne l’aura pas jetée aux ordures. Le pétrole s’échappe malgré les soudures qu’on y fait faire chaque semaine.

— Je m’en occuperai, madame, — dit Adrien. J’ai un ami, excellent ferblantier. Il l’arrangera.

— Avez-vous, au moins, déjeuné ? — demanda Anna à son mari.

— Mais pas du tout ! On ne peut pas déjeuner quand il y a du pétrole dans le lait. Et Bernard et moi, nous mourons de faim.

Comme la servante passait près d’elle, Anna l’attrapa :

— Imbécile ! Tu sais bien que la lampe de la salle à manger fuit. Pourquoi places-tu le pot de lait juste dessous ?

Max lui caressa les joues.

— Ne te fâche pas, Maus ! On déjeunera, ce matin, avec du café noir, des œufs et du beurre. Qui est ce jeune homme ?

— C’est Adrien, dont je t’ai parlé, le fils de notre blanchisseuse. Je te le présente il sera notre garçon de courses.

Max Thüringer était un homme grand, fort, au regard vitreux et aux cheveux grisonnants. Pour distinguer le visage d’Adrien, il dut avancer ses lunettes jusqu’à trente centimètres du nez du garçon :

— C’est bien, — fit-il, avec bonté. Tâche, mon ami, de nous débarrasser de ce pétrole.

Pour se rendre au grand marché de la rue du Jardin public, Anna aimait à prendre le boulevard Carol. Ce n’est pas le chemin le plus court, mais ce boulevard est peut-être unique au monde, par la masse d’air, de ciel, d’espace, dont il est recouvert. Vaste comme les Champs-Élysées et deux fois plus long, il est bordé de maisonnettes ne comportant, presque toutes, qu’un rez-de-chaussée et dont chacune a sa physionomie propre, sa façon de se farder, ses couleurs préférées, sa parure, ses fanfreluches. On dirait autant de femmes coquettes, assises au bord du trottoir.

Adrien sut gré à madame Anna d’avoir pris l’artère de la ville qu’il aimait le plus. Tandis qu’il se dirigeait avec elle vers le marché, il ne savait comment lui exprimer sa gratitude pour tout ce dont elle l’avait comblé ce matin-là : son