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tout, il fallait bien gagner sa vie. Et puis, comme garçon de courses, ce n’est pas la prison. Il devait être la plupart du temps dehors, en ville, et dans le port, où la maison avait son bureau d’affaires de bourse. Vers ce bureau et vers le télégraphe, il allait trotter sans arrêt.

Ce n’est pas trop mal. On est à l’air, au soleil. C’est tout de même de la liberté.

Soudain, le tapage que faisaient deux chiens lourdauds, courant l’un après l’autre, tout le long des couloirs, le tira de ses rêveries.

— Voilà madame Anna qui s’amène, — dit la servante.

En effet, les chiens couchaient avec les patrons, et dès qu’on leur ouvrait la porte, ils s’élançaient toujours, fous de joie, vers la cuisine, où les attendait un copieux déjeuner. C’étaient deux bassets allemands, l’un fauve, l’autre noir, et gras à éclater. Ils tombèrent dans la cuisine comme deux boulets, mais madame Charlotte les mit aussitôt à la porte :

— Allez dehors, vilains ! Le matin, il faut d’abord « faire quelque chose », et après, seulement, se remettre à manger.

Sur le seuil de la cuisine, apparut madame Anna, en chemisette de jour et jupon blanc à dentelles, vision gracieuse qu’Adrien trouva parfaite plus que jamais. Vers cette image il fut prêt à se précipiter, sans plus réfléchir.

Il ne fit que se lever et répondre, à son tour, au salut matinal de la patronne.

— Bonjour… madame Anna.

Elle vit la peine qu’il eut à l’appeler « madame », et l’encouragea :

— C’est cela, Adrien : maintenant, tu ne dois plus m’appeler « Anna », comme jadis, mais madame. Et à Hedwige, aussi, il faut dire madame. Et à Mitzi : mademoiselle. Ce n’est pas pour nous, mais pour la maison. Nous… Toujours des amis, n’est-ce pas ?

Elle vint lui donner la main, une jolie main chaude et douce, qu’il porta à ses lèvres avec une ardeur qui la fit tressaillir. Elle se ressaisit aussitôt, prenant une attitude de maîtresse grave et s’éloignant d’Adrien, mais elle avait tort, car celui-ci ne faisait plus rien qui pût la confirmer dans sa crainte. Il voguait dans les sphères d’un bonheur éthéré, nullement