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comme servante chez les frères Max et Bernard Thüringer, grands exportateurs de céréales, à Braila, ville où se déroule notre chronique et second port danubien de la Roumanie, alors bouillant d’activité.

Nous sommes tout au début de ce siècle.

La chance vint, promptement, récompenser le courage de la jeune et belle Anna Müller : six mois après son entrée au service des Thüringer, M. Max, l’aîné de la maison, épousa sa blonde servante.

Ce geste, bien naturel chez les civilisés, ferma quelques portes à M. Max et fit un peu de scandale parmi les riches autochtones de la ville, tous descendants des valets de nos anciens boyards. Tant pis pour les boudeurs, s’était dit l’heureux époux, très « philosophe » et nullement rancunier, d’autant qu’il était affreusement myope et se moquait des sourires ironiques qu’il pouvait rencontrer en ville. Il afficha partout sa resplendissante épouse et alla même la promener à Vienne, à Berlin, à Venise et sur la Côte d’Azur.

Madame Thüringer, de son côté, sut garder son bon caractère et sa modestie. Comme auparavant, elle ne manqua pas un jour de faire elle-même le marché, se contenta d’une seule servante, qu’elle aida vaillamment à venir à bout de cet énorme ménage, et fit de sa propre mère la cuisinière de la maison, en dépit des protestations de son mari.

Certes, ce ne fut pas seulement sa mère qui la suivit chez les Thüringer, mais encore toute sa nombreuse et pauvre parenté, qui trouva, dans la maison moins un emploi qu’un asile. Cela mit un peu de mouvement dans les rouages encrassés de l’existence monotone que menaient les deux célibataires. Un grand nombre de jupes joyeuses, fleurant la propreté, aéraient toute la maison avec leurs incessantes allées et venues.

Oui, elles sentaient bon, sauf celle de la bien vieille madame Charlotte, qui n’en avait qu’une — dont le bas balayait le sol de la cuisine, cette cuisine qu’elle ne quittait que pour regagner sa chambre.

Adrien, replié sur les genoux, regardait avec sympathie cette trop longue robe et la trouvait encore plus misérable que