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à autre, que sa mère n’était pas contente de lui. Il ne la regardait pas. Il fixait constamment le sol, à ses pieds, et mille souvenirs, mille sentiments, divers, contradictoires, tantôt gais, tantôt tristes, défilaient sous ses yeux. Il apercevait cependant, parfois, les pieds de sa mère qui changeaient de place, impatients.

— Elle voudrait que j’attende debout, comme elle, — se dit-il. — Pour le respect de qui ? Les patrons, les deux frères Thüringer, ne peuvent pas venir à la cuisine. Ce sont de trop gros messieurs, et « rigides comme tous les Allemands ». Serait-ce pour le respect de madame Charlotte, mère de madame Anna ? Ou pour madame elle-même ? Ou, encore, pour Mitzi, la jeune sœur de celle-ci ? Allons donc ! Ces trois femmes, aujourd’hui maîtresses de grande maison et bien braves, du reste, il ne les connaissait que trop, les ayant connues autrefois, et non comme « grandes dames ».

Six années auparavant, alors qu’il était âgé de treize ans, il avait habité la même maison qu’elles, sise place du Marché-Pauvre. À cette époque-là madame Charlotte venait de perdre son mari, M. Müller, mécanicien allemand débarqué en Roumanie au temps des premiers chemins de fer, pensionné depuis longtemps et paralytique. Adrien avait beaucoup admiré la gravité de ce vieillard qui, cloué dans son fauteuil, lisait jour et nuit le Berliner Tageblatt et la Frankfurter Zeitung. La misère régnait alors, dans cette famille, mais Adrien avait remarqué déjà que, chez les Allemands, la misère pouvait être digne. Point de vêtements déchirés, ni sales, comme on en voyait chez « les nôtres ». Et les raccommodages, toujours savants, presque invisibles. Quant à la popote, c’était avec des sommes dérisoires que madame Charlotte parvenait à fabriquer des plats savoureux et même des gâteaux.

Toutefois, la misère harcelait de plus en plus la veuve et ses quatre enfants, trois filles et un garçon, dont aucun encore ne gagnait. On s’endettait. On emprunta de l’argent même à la mère d’Adrien, la plus pauvre des veuves. Puis les créditeurs devinrent agressifs. On dut vendre du mobilier. Enfin, toute honte bue, la puînée, Anna, alla se placer