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ce n’est pas autre chose, mais, de même que la fièvre ou l’ivresse produisent chez les natures viles l’abrutissement ou la fureur et, chez les esprits supérieurs, l’enthousiasme religieux, l’inspiration poétique, de même l’extase développe dans chaque individu les qualités qui lui sont propres et produit les miracles de la grâce, les prodiges de la superstition, ou les phénomènes de l’animalité surexcitée, suivant les êtres qui en subissent les atteintes. Dans tous les cas, c’est une faculté à la fois naturelle et divine, susceptible de produire les plus nobles effets, dès qu’une grande cause métaphysique et morale les provoque. Mickiewicz est le seul grand extatique que je connaisse, j’en ai connu beaucoup de petits et, quant à lui, je ne voudrais pas dire tout haut qu’il est atteint, selon moi, de ce haut mal intellectuel qui le met en parenté avec tant d’illustres ascétiques, avec Socrate, avec Jésus, avec saint Jean, Dante et Jeanne d’Arc ; on ne comprendrait pas l’idée que j’y attache et on en prendrait une très fausse. Ses amis en seraient révoltés.

Cependant, à qui ne se fait pas une juste idée de l’extase, certains passages de Dziady doivent faire regarder Mickiewicz comme fou, et à qui l’a entendu professer avec logique et clarté au Collège de France, la lecture de ces passages à Dziady le fera passer pour charlatan. Il n’est ni l’un ni l’autre. Il est un fort grand homme, plein de cœur, de génie et d’enthousiasme, parfaitement maître de lui-même dans la vie ordinaire et raisonnant à son point de vue avec beaucoup de supériorité, mais porté à l’exaltation par la nature même de ses croyances, par la violence de ses instincts un peu sauvages, le sentiment du malheur de sa patrie et cet élan prodigieux d’une âme poétique qui ne connaît pas d’entraves à ses forces et se précipite parfois à cette limite du fini et de l’infini, où commence l’extase. Jamais le drame terrible qui se passe alors dans l’âme du poète n’a été décrit par aucun d’eux avec la puissance et la vérité qui font de Konrad une œuvre capitale ; personne après l’avoir lu ne peut nier que Mickiewicz soit extatique.


7 janvier.

Heine a des mots diablement plaisants. Il disait ce soir en parlant d’Alfred de Musset : « C’est un jeune homme de beaucoup de passé. » Heine dit des choses très mordantes et ses