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tence. Voix du sépulcre, retourne au royaume du silence. Ne peux-tu pas me laisser respirer un instant ?

le spectre. — Quatre mille cinq…

piffoël. — N’achève pas ! je sais le reste. Tu veux donc boire jusqu’à la dernière goutte de mon encre, insatiable haine ?

le spectre. — Quatre mille cinq cents…

piffoël. — Quatre mille cinq cents malédictions ! quatre mille cinq cents paires de soufflets !

le spectre. — Quatre mille cinq cents francs.

piffoël. — Plutôt quatre mille cinq cents messes pour le repos de ton âme !… Mais as-tu une âme ? Qu’est-ce que l’âme d’un éditeur ?


PARIS (rue pigalle 16).


Décembre 1839.

Il s’est passé ces jours-ci un fait assez étrange au temps où nous sommes. Dans une réunion de Polonais émigrés, un certain poète assez médiocre, dit-on, et quelque jeu jaloux, a récite une pièce de vers, adressée à Mickiewicz, dans laquelle, au milieu des éloges qu’il lui prodiguait, il se plaignait avec un dépit sincère, mais qui n’était pas de mauvais goût, de la supériorité de ce grand poète. C’était, comme on le voit, un reproche et un hommage à la fois. Mais le sombre Mickiewicz, insensible à l’un, comme à l’autre, se lève et lui improvise, en vers, une réponse ou plutôt un discours, dont l’effet a été prodigieux. Personne ne peut dire exactement ce qui s’est passé ; de tous ceux qui étaient là, chacun en a gardé un souvenir différent. Les uns disent qu’il a parlé cinq minutes, les autres une heure. Il est certain qu’il leur a si bien parlé, et qu’il leur a dit de si belles choses, qu’ils sont tous tombés dans une sorte de délire. On n’entendait que cris et sanglots, plusieurs ont eu des attaques de nerfs, d’autres n’ont pu dormir de la nuit. Le comte Plater, en rentrant chez lui, était dans un état d’exaltation si étrange que sa femme l’a cru fou et s’est fort épouvantée. Mais, cependant qu’il lui racontait, comme il pouvait, non pas l’improvisation de Mickiewicz (personne n’a pu en redire un mot) mais l’effet de sa parole sur ses auditeurs, la comtesse Plater est tombée dans le même état que son mari et s’est mise à pleurer, à prier et à divaguer. Les voilà tous