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12 juin.

Ce soir-là, pendant que Franz jouait les mélodies les plus fantastiques de Schubert, la princesse[1] se promenait dans l’ombre autour de la terrasse, elle était vêtue d’une robe pâle. Un grand voile blanc enveloppait sa tête et presque toute sa taille élancée. Elle marchait d’un pas mesuré qui semblait ne pas toucher le sable et décrivait un grand cercle coupé en deux par le rayon d’une lampe autour de laquelle toutes les phalènes du jardin venaient danser des sarabandes délirantes. La lune se couchait derrière les grands tilleuls et dessinait dans l’air bleuâtre le spectre noir des sapins immobiles. Un calme profond régnait parmi les plantes, la brise était tombée mourant épuisée sur les longues herbes aux premiers accords de l’instrument sublime. Le Rossignol luttait encore, mais d’une voix timide et pâmée. Il s’était approché dans les ténèbres du feuillage et plaçait son point d’orgue extatique, comme un excellent musicien qu’il est, dans le ton et dans la mesure.

Nous étions tous assis sur le perron[2], l’oreille attentive aux phrases tantôt charmantes, tantôt lugubres d’Erlkœnig ; engourdis comme la nature dans une morne béatitude, nous ne pouvions détourner nos regards du cercle magnétique tracé devant nous par la muette sibylle au voile blanc. Elle se ralentit peu à peu lorsque l’artiste passa par une série de modulations étrangement tristes à la tendre mélodie.

Alors sa démarche prit le milieu entre l’andante et le maestoso et tous ses mouvements avaient tant de grâce et d’harmonie qu’on eût dit que les sons sortaient d’elle comme une lyre vivante. Lorsqu’elle traversait lentement le rayon de la lampe, son voile blanc dessinait sur le fond noir du tableau des contours fins et déliés, tandis que le reste flottait vague et vaporeux dans le mystère de la nuit. Puis elle approchait de nous comme si elle eût voulu se poser sur le lilas blanc. Mais, insaisissable comme les ombres, elle s’effaçait lentement. Elle ne semblait pas s’enfoncer sous les voûtes obscures du feuillage, l’obscurité semblait la prendre et l’entraîner dans ses profondeurs en épaississant autour d’elle des rideaux de

  1. Madame d’Agoult.
  2. L’escalier qui descend de la salle à manger de Nohant sur la terrasse.