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en toi, alors, toi jaloux qui gardes toute ta grandeur pour ta jouissance inconnue.

J’aime ces phrases entrecoupées qu’il jette sur le piano, et qui restent un pied en l’air dansant dans l’espace comme des follets boiteux. Les feuilles des tilleuls se chargent d’achever la mélodie, tout bas, avec un chuchotement mystérieux, comme si elles se confiaient l’une à l’autre le secret de la nature.

C’est peut-être un travail de composition, qu’il essaye par fragments sur le piano ? À côté de lui est sa pipe, son papier réglé et ses plumes ; chaque fois qu’il a tracé sa pensée sur le papier, il la confie à la voix de son instrument, et cette voix la révèle à la nature attentive et recueillie.

J’aimerais mieux croire qu’il se promène dans la chambre sans composer, livré à des pensées de tumulte et d’incertitude. Il me semble qu’en passant devant son piano il doit jeter ces phrases capricieuses à son insu, et obéissant à un instinct de sentiment plutôt qu’à un travail d’intelligence. Alors les mélodies rapides et impétueuses me font l’effet d’un craquement d’un navire battu par la tempête et je sens mes entrailles se déchirer au souvenir de ce que j’ai souffert quand je vivais dans l’orage.

Blanche Arabella, je parlais de toi hier avec Alphonse[1] dans l’allée aromatique[2] sous la clarté des brillantes étoiles, au vent frais de minuit. Qu’y a-t-il de plus beau sur la terre, lui disais-je, qu’une femme très forte un peu brisée ? Le lys blanc, dont la tige flexible s’incline au souffle de la brise, est plus beau que le lys jaune dont la corolle orgueilleuse boit sans pâlir les ardents rayons du jour.

Piffoël, pourquoi diable ne veux-tu pas baisser la tête quand l’orage passe ? Pourquoi tes larmes sont-elles si âcres, et pourquoi faudra-t-il que tu te brises sans avoir plié ? Tu veux comme l’héliotrope te tourner vers ton maître et le saluer volontairement dans sa gloire, mais si ton maître se voile et t’envoie la foudre, tu te dessèches et te romps, car tu ne veux pas fléchir.

Piffoël, mon excellent ami, tu devrais prendre des lavements.

  1. Alphonse Fleury (ami berrichon de George Sand).
  2. La grande allée du milieu qui va de la maison à la haie de clôture du côté du champ de l’oncle (à Nohant).