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LA REVUE DE PARIS

hautes espérances, et qui le voit rouler si bas ? Ah ! si vous aviez vu comme, dans son enfance, l’adulation des siens avait enflé ce cœur superbe ! comme ses progrès dans les lettres l’avaient rendu fanfaron ! comme il croyait s’élever au-dessus de moi par son pédantisme et son outrecuidance ! et comme, en toute occasion, son orgueilleuse mère cherchait à dénigrer mon goût pour les armes, disant que son Lorenzo était plus fait que moi pour régner ! Aussi, maintenant, quelle rage dévore ces vaniteux Soderini à la vue de Lorenzo, perdu de débauches, criblé de dettes, n’ayant d’autres secours que le denier que ma pitié lui jette, pliant un genou souple devant moi, son maître, et livrant à ma vengeance ses anciens partisans ! C’est moi qu’ils appelaient un soldat grossier, c’est moi qui l’ai plongé dans le bourbier et qui ai mis mon pied sur sa tête. Mon or l’a corrompu comme tant d’autres. Ma haine l’a fait descendre plus bas qu’aucun d’eux. (Lorenzo paraît au fond de la galerie ; il s’avance lentement et comme plongé dans un affaissement mélancolique.) Voyez-le, abattu, terne, usé ; voyez ses traits amaigris et plombés, son corps débile, que ronge incessamment la fièvre de l’orgie, son regard éteint et stupide[1] ! Est-ce là cet esprit ardent et incisif que le pape ne dédaigne pas de redouter ? Ses parents rougissent de lui, sa mère le pleure, et Florence dit en le voyant passer : « Voilà l’infâme Lorenzaccio, l’espion et le ruffian du maître. »

VALORI

Prince, la vengeance est juste. Mais ne craignez-vous pas de tomber dans le piège avec votre proie ? Ces débauches où vous précipitez le vil Lorenzo, le public vous accuse d’y prendre un intérêt plus personnel. Pardonnez, mais le Saint-Père…

LE DUC

En vérité ? C’est au nom du Saint-Père que Votre Excellence prêche la chasteté ?

VALORI

Moins haut, de grâce, Altesse. Le pape ne doit jamais avoir de faiblesse aux yeux des petits.

LE DUC

Ces gens-là ont trop connu Jules de Médicis pour ne pas savoir qu’il a hérité d’un des vices radicaux de sa lignée, savoir l’impureté. Mais tranquillisez-vous, Excellence ; si le pape n’en est pas plus respecté, il n’en est pas moins craint. Un souverain ne doit pas en demander davantage. — Bonjour à toi, Lorenzino.

LORENZO

Je baise humblement les mains de Votre Altesse.

  1. Cf. Musset, Lorenzaccio, acte I, sc. iv
    LE DUC

    … Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains…, ce visage morne…