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pendant des heures entières avec une tendresse infinie ; il avait pour lui des délicatesses d’amoureux : il lui prodiguait à tout propos le dictionnaire entier des expressions tendres ; lui serrant la main comme on fait à son ami ; lui parlant en le regardant fixement ; expliquant les points de ses discours qui pouvaient paraître obscurs ; enveloppant la vie de cette bête des soins les plus doux et des plus exquises attentions.

Et le singe se laissait faire, calme comme un Dieu qui reçoit l’hommage de ses adorateurs.

Ainsi que tous les grands esprits qui vivent solitaires parce que leur élévation les isole au-dessus du niveau commun de la bêtise des peuples, Héraclius s’était senti seul jusqu’alors. Seul dans ses travaux, seul dans ses espérances, seul dans ses luttes et ses défaillances, seul enfin dans sa découverte et son triomphe. Il n’avait pas encore imposé sa doctrine aux foules, il n’avait pu même convaincre ses deux amis les plus intimes, M. le Recteur et M. le Doyen. Mais à partir du jour où il eut découvert dans son singe le grand philosophe dont il avait si souvent rêvé, le Docteur se sentit moins isolé.

Convaincu que la bête n’est privée de la parole que par punition de ses fautes passées et que, par suite du même châtiment, elle est remplie du souvenir des existences antérieures, Héraclius se mit à aimer ardemment son compagnon et il se consolait par cette affection de toutes les misères qui venaient le frapper.

Depuis quelque temps en effet la vie devenait plus triste pour le Docteur. M. le Doyen et M. le Recteur le visitaient beaucoup moins souvent et cela faisait un vide énorme autour de lui. Ils avaient même cessé de venir dîner chaque dimanche, depuis qu’il avait défendu de servir sur sa table toute nourriture ayant eu vie. Le changement de son régime était également pour lui une grande privation qui prenait, par instants, les proportions d’un chagrin véritable. Lui qui jadis attendait avec tant d’impatience l’heure si douce du déjeuner, la redoutait presque maintenant. Il entrait tristement dans sa salle à manger, sachant bien qu’il n’avait plus rien d’agréable à en attendre et il y était hanté sans