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LA REVUE DE PARIS

Morgan avait été aussi difficile à déchiffrer qu’une page dans une langue inconnue. Il différait entièrement de ces petits Anglo-Saxons transparents qui avaient donné à Pemberton une si fausse idée de l’enfance. Il fallait, à la vérité, une certaine expérience pour traduire l’espèce de volume mystérieux et précieusement relié où l’on avait comme enfermé l’âme de cet enfant. Aujourd’hui encore, si longtemps après, ce que Pemberton se rappelle de la vie étrange des Moreen tient de la fantasmagorie, se colore des reflets changeants du prisme, s’anime du mouvement kaléidoscopique d’un roman-feuilleton. S’il ne lui en restait quelques témoignages sensibles, comme une mèche de cheveux de Morgan et la demi-douzaine de lettres qu’il reçut de lui lorsqu’ils furent séparés, cet épisode de sa vie tout entier et les figures qui le peuplent sembleraient trop absurdes pour venir d’ailleurs que d’un pays de rêve. Ce qu’il y avait de plus étrange dans ces gens-là (à ce qu’il lui parut alors) était leur succès, car il n’avait jamais vu une famille aussi brillamment équipée pour échouer dans l’existence. N’était-ce pas un succès que d’avoir réussi de cette façon abominable à le garder si longtemps auprès d’eux ? N’était-ce pas un succès encore que de l’avoir dès le déjeuner, le vendredi où il arriva (il y avait de quoi devenir superstitieux) entraîné à se livrer complètement ? Et cela non point par calcul ni mot d’ordre mais en vertu d’un heureux instinct qui les faisait opérer avec l’ensemble parfait d’une bande de Bohémiens. Ils l’amusaient autant que s’ils avaient été de vrais Bohémiens. Ses années d’Angleterre avaient été arides. Aussi la façon dont les Moreen renversaient les conventions sociales — car ils avaient un code de convenances à eux auquel ils se cramponnaient désespérément — lui produisait-elle l’impression d’un monde à l’envers. Il n’avait rencontré personne de pareil à Oxford. Encore moins rien de semblable n’avait-il traversé son existence de jeune Américain au cours des quatre années passées à Yale — années pendant lesquelles il s’était imaginé réagir superbement contre ce qu’il y avait en lui d’esprit puritain. La réaction des Moreen, elle, avait autrement de portée. Il s’était cru très pénétrant dès le premier jour en les classant dans son esprit sous l’étiquette de « cosmopolites ». Plus tard cette étiquette lui parut