Page:Revue de Paris - 1918 - tome 2.djvu/361

Cette page n’a pas encore été corrigée

de heurts et le tintement de quelques dollars qui s’éparpillaient ; le coolie tendit les bras, ouvrit béante une bouche noire, et ses incompréhensibles ululements gutturaux, qu’on eût dit n’appartenir à aucune langue humaine, emplissaient Jukes d’une étrange émotion ; il croyait entendre un animal s’efforcer à la parole.

Deux autres, sur le même mode, entonnèrent férocement ce que Jukes crut être des revendications ; le reste du troupeau faisait une basse grondante et commençait à s’agiter. Jukes ordonna aux hommes d’équipage d’évacuer précipitamment l’entrepont. Lui-même en sortit le dernier, marchant à reculons vers la porte, tandis que les grognements gagnaient en intensité et devenaient menaçants, et que vers lui des poings se tendaient comme vers un malfaiteur. Le maître d’équipage poussa le verrou et remarqua d’un air gêné :

— On dirait que le vent est tombé, monsieur. Les matelots furent contents de se retrouver dans la coursive. Chacun pensait en secret qu’il pourrait s’élancer sur le pont à la dernière minute – et trouvait là un réconfort ; il y a quelque chose d’horriblement répugnant dans l’idée d’être noyé à fond de cale. Maintenant qu’ils en avaient fini avec les Chinois ils reprenaient conscience de la position du navire.

En sortant de la coursive, Jukes pataugea jusqu’au cou dans l’eau bruyante. Il gagna la passerelle et fut tout étonné d’y pouvoir discerner des formes obscures, comme si son pouvoir visuel fût devenu surnaturellement aigu. Il discerna de vagues contours qui ne lui rappelaient pas le familier aspect du Nan-Shan, mais spécialement autre chose dont il avait gardé le souvenir : un vieux vapeur dégréé qu’il avait vu pourrissant sur un banc de vase, de longues années auparavant. Oui, vraiment, le Nan-Shan évoquait cette épave.

Il n’y avait plus de vent ; pas un souffle ; sauf de légers courants d’air créés par les embardées du navire. La fumée rejetée par la cheminée retombait sur le pont ; en passant il la respira. Il sentit la pulsation délibérée ses machines et entendit de faibles bruits qui semblaient avoir survécu au grand tumulte ; les tintements d’accessoires brisés, la chute rapide de quelques débris sur la passerelle. Il perçut distinctement