Page:Revue de Paris - 1918 - tome 2.djvu/36

Cette page n’a pas encore été corrigée

Tous les Chinois sur le pont semblaient prêts à pousser le dernier soupir.

En se couchant, le soleil au diamètre rétréci n’avait plus qu’un restant d’éclat roussâtre et sans rayonnement, comme si des millions de siècles écoulés depuis le matin eussent épuisé sa réserve de vie. Un épais bandeau de nuages apparut du côté du nord ; sa teinte olivâtre était sinistre ; cela gisait tout au ras de la mer ; le navire en continuant de s’avancer allait sûrement buter contre. Le Nan-Shan avançait pesamment comme une bête épuisée qu’on pousse à la mort. Les lueurs cuivrées du crépuscule s’éteignirent lentement, et l’obscurité fit éclore au zénith un essaim de larges étoiles tremblotantes, vacillantes comme si on leur eût soufflé dessus et qui semblaient toutes proches.

À huit heures, Jukes entra dans la chambre de veille pour mettre au pair le journal de bord. Il copia proprement, d’après les indications du brouillon, le nombre de milles, la route du navire et dans la colonne du « vent » fit courir le mot « calme » du haut en bas de la page, depuis midi jusqu’à huit heures.

Il était exaspéré par le roulis monotone et obstiné du navire. Le pesant encrier fuyait, éludait la plume ; on eût dit qu’une perverse humeur l’animait. Dans le grand espace au-dessous de la rubrique « remarques », Jukes écrivit : Chaleur suffocante, puis ayant mis entre ses dents l’extrémité du porte-plume, à la manière d’une pipe, il s’épongea la face soigneusement.

Forte houle de travers. Le navire fatigue, écrivit-il encore. « Fatigue n’est pas tout à fait le mot qui convient », se dit-il à lui-même. Puis de nouveau, sur le journal du bord : Couchant menaçant avec une basse bande de nuages au N.-E… Ciel clair au-dessus de nous.

Il leva la plume et, les coudes étalés sur la table, jeta un coup d’œil au-dehors. Dans ce cadre que formaient les montants en bois de teck de la porte ouverte, il vit un peloton d’étoiles hésiter, prendre élan, puis s’essorer vers le haut du ciel noir ; et il ne resta plus à leur place qu’une obscurité martelée de lueurs blanches ; la mer était noire autant que le ciel, et au loin pommelée d’écume. Puis, le coup de roulis qui avait enlevé les étoiles les ramena avec l’oscillation en retour, précipitant leur troupeau vers