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même les plus vaillants se résignent. Maint officier de marine garde sans doute, dans le trésor de son expérience, le souvenir de tel cas où tout à coup une crise de stoïcisme cataleptique s’empare de l’équipage entier d’un navire. Au demeurant, Jukes n’avait point grande pratique des hommes ni des tourbillons.

Il se tenait pour calme inaltérablement ; mais en vérité, il était moins calme que prostré ; et pas honteusement ; non, rien que pour autant qu’un honnête homme peut l’être sans devenir un objet de dégoût pour soi-même. On eût dit plutôt une sorte de narcose de l’esprit comme en sait provoquer l’insistance de la tempête ; l’attente d’une catastrophe interminablement imminente ; le corps aussi s’épuise dans ce simple raccrochement à l’existence parmi le tumulte excessif ; c’est une lassitude insidieuse qui pénètre dans les poitrines, s’infiltre négligemment jusqu’au cœur, l’alourdit et le contriste – ce cœur incorrigible de l’homme qui, par-delà tous les biens de la terre, par-delà la vie même, aspire à la paix.

Jukes était plus engourdi qu’il ne le supposait. Il continuait pourtant à se tenir – trempé, transi, raidi de tous les membres. Dans une sorte d’hallucination, un carrousel de visions fugaces (on dit qu’un homme qui se noie revoit ainsi en un instant toute sa vie) lui remémora quantité de faits sans aucune relation avec la situation présente. Il se rappela son père, par exemple : un digne commerçant qui, à un mauvais tournant de ses affaires, se mit au lit tranquillement et passa tout aussitôt de vie à trépas avec une résignation exemplaire. Ce n’était du reste pas cet événement qui se présentait à l’esprit de Jukes ; simplement il revoyait avec précision la figure de ce pauvre homme, et sans être particulièrement ému. Puis une certaine partie de cartes que tout jeune encore il avait faite dans– la baie de la Table, à bord d’un navire, depuis perdu corps et biens. Puis les sourcils broussailleux de son premier commandant. Puis il se rappela sa mère, et sans plus d’émotion qu’il n’en aurait eu dans le temps, lorsqu’en entrant dans sa chambre, il la voyait assise près de la fenêtre avec un livre, – sa mère, morte elle aussi, maintenant –, cette femme résolue, que la mort de son mari avait laissée dans la gêne ; mais qui avait élevé son garçon d’une façon si ferme.

Tout cela dans l’espace d’une