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Cet accoutrement peu marin donnait à sa tournure épaisse un air d’élégance étrange et guindée. Une mince chaîne d’argent barrait son gilet, et jamais il ne quittait son navire pour aller à terre sans serrer dans son poing puissant et velu un élégant parapluie de toute première qualité, mais presque toujours déroulé.

— Permettez, capitaine, — lui disait alors, sur un ton plein de déférence, le jeune Jukes, son second, qui l’escortait jusqu’à la passerelle, et s’emparant dévotement du riflard, il en secouait les plis, leur redonnait de l’ordre et, autour de la tige qu’il tenait verticale, les roulait en un rien de temps ; il accomplissait cette cérémonie avec un visage empreint d’une augurale gravité, et Mr Salomon Rout, le mécanicien en chef qui fumait son cigare du matin sur la claire-voie, détournait la tête pour cacher un sourire.

— C’est vrai ! le sacré riflard.

— Merci bien, Jukes, merci, — grommelait le capitaine Mac Whirr, cordialement, sans lever les yeux, en reprenant le parapluie.

L'imagination de Mac Whirr suffisait tout juste à le porter au jour suivant ; ce qui lui permettait d'être très sûr de lui ; ce qui lui permettait aussi de ne s'affecter de rien. C’est l’imagination qui nous rend susceptibles, arrogants et difficiles à contenter ; cependant que tout navire commandé par le capitaine Mac Whirr devenait le flottant asile de l’harmonie et de la paix. À vrai dire les écarts fantaisistes lui étaient aussi interdits que le montage des chronomètres au mécanicien qui ne pourrait disposer que d’un marteau de deux livres et d’une scie.

Et cependant ces vies entièrement absorbées par l’actualité la plus simple et la plus immédiate ont leur côté mystérieux. Comment comprendre, dans le cas de Mac Whirr par exemple, quelle influence du monde avait bien pu pousser cet enfant parfaitement soumis, ce fils d’un petit épicier de Belfast, à s’enfuir sur la mer ? Il n’avait que quinze ans quand il avait fait ce coup-là. Cet exemple suffit, pour peu que l’on y réfléchisse, à suggérer l’idée d’une immense, puissante et invisible main prête à s’abattre sur la fourmilière de notre globe, à saisir chacun de nous par les épaules, à entrechoquer nos têtes