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AU PAYS DES PIERRES

comme si, impitoyablement, elle voyait approcher d’elle la destinée de sa mère. Il lui sembla que son corps perdait sa liberté, que des forces invisibles l’encerclaient. Pas de salut ! Le péril s’étendait, fermait toute issue. Épouvantée, Jella s’aplatit comme un pauvre petit chevreuil dans un cercle de loups.

Davorin prononça des paroles incompréhensibles pour elle. Cependant elle protesta en secouant la tête avec dégoût.

— Tu ne veux pas ? — hurla le gars. — Eh bien ! nous allons vouloir, nous !

Il fit signe aux autres, imitant le geste de ceux qui excitent les chiens contre la proie certaine…

— Misérable ! — s’écria Jella d’une voix étouffée. Ses deux mains se crispèrent dans l’air, comme si on l’avait frappée au cœur ; puis elle se prit à courir éperdument, sans espérance.

Davorin et les garçons galopaient derrière elle, dans le taillis, faisant de grands sauts, semblables à une seule bête haletante à plusieurs têtes, qui poursuit sa proie demi-morte, pour la déchirer.

Jella courait au hasard ; elle s’élançait aveuglément par la forêt. Des jurons éclataient dans le silence. Quelqu’un tomba… Quelqu’un glissa sur l’escarpement… Les branches de sapins se rejoignaient en sifflant derrière les corps des hommes, qui se frayaient un passage. La forêt commençait à s’éclaircir. Des rochers se dressaient parmi les crevasses sauvages.

Les rameaux ensanglantaient le visage de la fille ; sa jupe flottait ; sa chemise déchirée fouettait ses épaules. Une seconde, elle tomba sur les genoux ; puis de nouveau en haut ! toujours plus haut ! Tandis qu’elle s’élevait, on aurait dit qu’autour d’elle, les pierres, les forêts, les buissons s’affaissaient. Le vallon, le taillis, les chèvres cabrées, les formes humaines galopantes parmi les arbres, se brouillaient désordonnément. Soudain les prunelles de ses yeux restèrent fixes ; elle reconnut le terrain, le grand amas de roches nues au-dessus des sapins ! Le pré tout en fleurs ! Elle se souvint de la tranchée à pic, du jeune tronc d’arbre, frappé de la foudre, jeté comme un pont. Elle changea de direction et courut vers la ravine. Dans un effroi mortel, elle grimpait vite, vite, à quatre pattes, et faisait rouler, sous ses mains tremblantes, les pierres soulevées.