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à sa pitié, mais laisserait son intelligence intacte : la sympathie ne le duperait pas plus qu’un jeu de prunelles, la grâce de la faiblesse pas plus que la courbe d’une joue.

Mais aujourd’hui… Ce petit « mais » passait comme une éponge sur toutes ses résolutions. Ses résistances raisonnées semblaient, à cet instant, tellement moins importantes que la question de savoir quand Lily recevrait son billet ! Il se laissait aller au charme des préoccupations insignifiantes, se demandant à quelle heure elle enverrait sa réponse, par quels mots commencerait la lettre. Il n’avait aucun doute sur le sens ; — il était aussi certain de sa reddition, à elle, que de la sienne propre ; — il avait ainsi le loisir de rêver à tout l’agrément du détail, de même qu’un travailleur acharné, un matin de vacance, reste couché tranquillement et observe le rayon de lumière qui voyage graduellement par toute sa chambre… Mais si la lumière nouvelle l’éblouissait, elle ne l’aveuglait pas. Il pouvait encore discerner le contour des faits, bien que le rapport entre eux et lui fût changé. Il n’ignorait pas plus qu’auparavant ce qu’on disait de Lily Bart, mais il pouvait séparer la femme qu’il connaissait de l’image qu’on s’en faisait communément. Son esprit se reportait aux paroles de Gerty Farish, et la sagesse mondaine lui paraissait tâtonner à côté des divinations de l’innocence. « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu », — même le dieu caché dans la poitrine de leur voisin !… Selden était dans cet état d’absorption passionnée où l’on est quand pour la première fois on capitule devant l’amour. Il aspirait à la société de quelqu’un dont la manière de voir justifierait la sienne, qui confirmerait, par une observation délibérée, la vérité à laquelle ses intuitions s’étaient élevées. Il ne put attendre jusqu’à la pause de midi, mais profita d’un moment de loisir, au tribunal, pour griffonner son télégramme à Gerty Farish.

De retour à New-York, il se fit conduire directement au cercle, où il espérait trouver un mot de miss Bart. Mais son casier ne contenait qu’une acceptation enthousiaste de Gerty, et il s’en allait, déçu, quand il s’entendit héler par une voix qui venait du fumoir :

— Hé ! Lawrence ! Vous dînez ici ?… Mangez un morceau avec moi… J’ai commandé un canard sauvage.