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Aujourd’hui elle se trouvait le centre d’une petite illumination qui lui appartenait : une lueur douce, mais indéniable, composée de la bonté croissante que lui témoignait Lawrence Selden et de la découverte qu’il étendait son affection à Lily Bart. Si ces deux facteurs semblent incompatibles à ceux qui étudient la psychologie féminine, qu’ils se rappellent que Gerty avait toujours été un parasite dans l’ordre moral, vivant des miettes tombées des autres tables, et satisfaite de regarder à travers la fenêtre le banquet préparé pour ses amis. Maintenant qu’elle savourait une petite fête privée, il lui eût semblé d’un égoïsme incroyable de ne pas mettre un couvert pour une amie, et il n’en était aucune avec qui elle eût mieux aimé à partager sa joie qu’avec miss Bart.

Quant à la nature de la bonté croissante de Selden, Gerty n’eût pas plus osé la définir qu’elle n’eut tenté de connaître les couleurs d’un papillon en ôtant la poussière de ses ailes. Toucher à cette merveille, ce serait en détruire l’éclat, et peut-être la voir se faner et se raidir dans la main : mieux valait cette sensation d’une beauté qui palpitait hors d’atteinte, tandis qu’elle, Gerty, retenait son haleine et guettait où elle irait se poser. Et pourtant les façons de Selden chez les Bry avaient tellement rapproché le battement d’ailes qu’il lui semblait les entendre battre dans son propre cœur. Elle ne l’avait jamais vu si éveillé, si alerte à répondre, si attentif à tout ce qu’elle disait. D’habitude il la traitait avec une amabilité distraite, qu’elle acceptait et dont elle lui était reconnaissante, comme du sentiment le plus vif que sa présence pouvait sans doute inspirer ; mais elle fut prompte à percevoir en lui un changement qui supposait que pour une fois elle pouvait donner du plaisir aussi bien qu’en recevoir.

Et c’était si délicieux que ce degré supérieur de sympathie, ils y fussent parvenus par l’intérêt même qu’ils portaient à Lily Bart ! L’affection de Gerty pour son amie — affection qui avait appris à vivre de la plus maigre pitance — était devenue une véritable adoration depuis que la curiosité agitée de Lily l’avait entraînée dans l’orbite de l’active miss Farish. Quand Lily eut goûté à la charité pratique, cela éveilla en elle un appétit momentané de bien faire. Sa visite au « Cercle de Jeunes filles » l’avait mise en contact pour la première fois avec les