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semblât pas toujours intolérable. Elle savait qu’elle ne pouvait pas compter sur sa persévérance, et ce qui l’effrayait réellement, c’était qu’elle pourrait peu à peu s’accommoder de rester indéfiniment la débitrice de Trenor, comme elle s’était accommodée du rôle qui lui avait été dévolu sur la Sabrina, et comme dernièrement elle avait été tout près d’acquiescer au plan de Stancy pour l’avancement de Mrs. Hatch. Le danger résidait, elle s’en rendait compte, dans la vieille et incurable crainte que lui inspiraient le manque de confort et la pauvreté, dans la crainte que lui inspirait ce flot montant de médiocrité contre lequel sa mère l’avait passionnément mise en garde. Et maintenant un nouveau péril se démasquait devant elle. Elle comprenait que Rosedale était prêt à lui prêter de l’argent, et l’envie de profiter de cette offre commençait à la hanter insidieusement. Il était naturellement impossible d’accepter un prêt de Rosedale, mais des possibilités approchantes voltigeaient devant elle pour la tenter. Elle était sûre qu’il reviendrait la voir et presque sûre que, s’il revenait, elle pourrait l’amener à lui proposer le mariage dans les conditions qu’elle avait repoussées auparavant. Les repousserait-elle encore, si elles s’offraient ? De plus en plus, à chacune de ses mésaventures, elle voyait les furies la poursuivre sous la forme de Bertha Dorset ; et elle avait là, sous la main, serrés soigneusement parmi ses papiers, les moyens de mettre fin à cette poursuite. La tentation, que son dédain de Rosedale lui avait permis naguère de repousser, lui revenait maintenant avec insistance ; et quelle force pouvait-elle encore y opposer ?

Le peu qui lui en restait devait tout au moins être ménagé soigneusement : elle ne pouvait se fier encore aux périls d’une nuit d’insomnie. Pendant les longues heures de silence, le sombre esprit de la fatigue et de la solitude venait se tapir lourdement sur sa poitrine, pour la laisser si épuisée physiquement que ses pensées matinales flottaient dans une buée de faiblesse. Le seul espoir de renouvellement se trouvait dans la petite fiole, à côté de son lit ; et combien de temps durerait cet espoir, elle n’osait pas le conjecturer.

EDITH WHARTON
Traduit de l’anglais par charles du bos

(La fin au prochain numéro.)