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Lily sourit faiblement à cette injonction de prendre le thé fort. C’était la tentation qu’elle cherchait toujours à vaincre. Son besoin de ce stimulant était sans cesse en conflit avec cet ardent désir de sommeil, — le désir de minuit que, seul, le petit flacon qu’elle tenait dans sa main pouvait satisfaire. Mais aujourd’hui, quoi qu’il en fût, le thé ne pouvait être trop fort : elle comptait dessus pour verser dans ses veines vides la chaleur et la résolution.

Comme elle se renversait contre le coussin, les paupières tombantes à force de lassitude, bien que les premières gorgées du thé chaud eussent redonné un peu de vie à son visage, Rosedale eut de nouveau la poignante surprise de sa beauté. Les cernes de la fatigue sous les yeux, la morbide pâleur veinée de bleu aux tempes, faisaient ressortir l’éclat de ses cheveux et de ses lèvres comme si toute sa vitalité déclinante se fut concentrée là. La pureté de sa tête se détachait sur le fond chocolat du restaurant mieux qu’elle n’avait jamais fait dans la salle de bal la plus brillamment illuminée. Il la regardait avec un soudain malaise, comme si sa beauté était un ennemi oublié qui s’était tenu jusque-là en embuscade et qui l’assaillait maintenant à l’improviste.

Pour éclaircir l’atmosphère, il essaya de prendre avec elle un ton dégagé :

— Eh bien, miss Lily, je ne vous ai pas vue depuis un siècle. Je ne savais pas ce que vous étiez devenue.

Il s’arrêta, embarrassé, pressentant les complications où ceci pourrait le conduire. S’il ne l’avait pas vue, il avait entendu parler d’elle : il savait ses relations avec Mrs. Hatch et les bavardages qui en résultaient. Le milieu de Mrs. Hatch était un de ceux où jadis il avait fréquenté assidûment et qu’il s’appliquait le plus à éviter aujourd’hui.

Lily, à qui le thé avait rendu sa clarté d’esprit, vit à quoi il pensait et dit avec un léger sourire :

— Vous ne pouviez pas entendre parler de moi. Je fais partie maintenant des classes laborieuses.

Il la regarda fixement, avec un étonnement sincère :

— Vous ne voulez pas dire ?… Bon Dieu ! qu’est-ce que vous faites ?

— J’apprends le métier de modiste… au moins j’essaie de l’apprendre ! — s’empressa-t-elle de rectifier.