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mois de corvée elle trahissait encore son manque de premier apprentissage. Comme il était loin, le jour où elle pourrait aspirer à exercer les talents qu’elle croyait posséder ! On ne remettait qu’aux ouvrières expérimentées le soin délicat de façonner et de garnir les chapeaux, et la « première » la condamnait inexorablement à la routine du travail préparatoire.

Elle commença à enlever les paillettes de la forme, prêtant vaguement l’oreille à la rumeur de causerie qui montait ou s’abaissait suivant que s’éloignait ou se rapprochait la figure active de miss Haines. L’atmosphère était plus lourde que d’habitude, car miss Haines, qui était enrhumée, n’avait pas permis qu’on ouvrît une seule fenêtre, même pendant le repos de midi, et la tête de Lily était si pesante, après une nuit d’insomnie, que le bavardage de ses compagnes avait pour elle l’incohérence d’un rêve.

— Je lui avais bien dit qu’il ne la regarderait plus, et c’est ce qui est arrivé. Moi, à sa place, j’aurais fait comme lui : je trouve qu’elle s’est très mal conduite avec lui. Il l’avait menée au bal Arion, menée et ramenée en voiture… Elle a pris dix bouteilles, et ses maux de tête ne vont pas mieux ; mais elle a écrit une attestation pour dire que la première bouteille l’avait guérie, et elle a eu cinq dollars et son portrait dans le journal… Le chapeau de Mrs. Trenor ? Celui avec l’oiseau de paradis vert ? Voici, miss Haines : il sera prêt dans un instant… C’était une des demoiselles Trenor qui était là, hier, avec Mrs. George Dorset. Comment je le sais ? Mais parce que madame m’a envoyée chercher pour changer la fleur dans ce chapeau de chez Virot : celui-là, en tulle bleu. Elle est grande et mince, avec les cheveux frisés ; un peu comme Mamie Leach, seulement plus maigre…

Et cela continuait incessamment : un courant ininterrompu de sons insignifiants, à la surface duquel, de temps à autre, un nom familier venait flotter. Ce qu’il y avait de plus étrange dans l’étrange expérience de Lily, c’était d’entendre ces noms, de voir reflétée dans l’esprit de ces ouvrières cette image fragmentaire et déformée de la société où elle avait vécu. Elle n’avait jamais soupçonné le mélange d’insatiable curiosité et de liberté méprisante avec lequel elle et ses semblables étaient discutées dans ce monde inférieur de travailleuses qui vivaient