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cœur passer en son amie. Sans doute, le sacrifice qu’elle avait fait demeurait vain ; aucune trace ne subsistait en Lily des influences bienfaisantes de cette heure-là ; mais la tendresse de Gerty, disciplinée par de longues années de contact avec la souffrance obscure et inexprimée, savait attendre son objet avec une résignation silencieuse qui ne tenait pas compte du temps. Elle ne pouvait toutefois se refuser la consolation de se concerter anxieusement avec Laurence Selden, avec lequel, depuis qu’il était revenu d’Europe, elle avait renoué ses anciennes relations de cousinage et de confiance.

Selden lui-même ne s’était jamais aperçu d’aucun changement dans leurs relations. Il retrouva Gerty comme il l’avait laissée, simple, sans exigence et dévouée, mais avec une plus vive divination du cœur, qu’il reconnut sans chercher à l’expliquer. Quant à Gerty, elle aurait naguère jugé impossible de jamais plus parler librement avec lui de Lily Bart ; mais ce qui s’était passé dans les secrètes profondeurs d’elle-même eut pour effet d’abolir en quelque sorte, une fois tombée la poussière du combat, les frontières de son être moral, et désormais, pour elle, toute émotion personnelle alla se perdre dans un courant général de sympathie humaine.

Ce ne fut qu’environ quinze jours après la visite de Lily que Gerty eut l’occasion de communiquer ses craintes à Selden. Celui-ci, venu un dimanche, dans l’après-midi, était resté là durant toute l’heure du thé, frappé d’une animation qui ne lui disait rien de bon : il remarquait dans la voix et dans le regard de sa cousine quelque chose qui sollicitait un moment de tête-à-tête ; et, sitôt le dernier visiteur parti, Gerty ouvrit le feu en lui demandant depuis combien de temps il n’avait pas vu miss Bart.

L’hésitation perceptible de Selden lui permit un léger mouvement de surprise.

— Je ne l’ai pas vue du tout… je n’ai pu arriver jusqu’à elle, depuis son retour d’Europe.

Cet aveu inattendu fit que Gerty hésita, elle aussi ; elle balançait encore, au bord du sujet, quand il la tira d’embarras en ajoutant :

— J’aurais voulu la voir… mais elle m’a l’air d’avoir été absorbée par le clan des Gormer.