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dégagée d’aborder miss Bart. Quant à Trenor, rouge et mal à son aise, il avait coupé court à ses salutations sous prétexte d’un mot à dire au maître d’hôtel, et le reste du groupe disparut bientôt dans le sillage de Mrs. Trenor.

Tout cela ne dura qu’un instant : le garçon, la carte à la main, attendait toujours le résultat du choix entre les « coupes Jacques » et les « pêches à la Melba » ; mais cet instant avait suffi à miss Bart pour mesurer sa destinée. Si Mrs. Trenor prenait la tête, tout le monde la suivrait ; et Lily eut la sensation désolée du naufragé qui a fait de vains signaux à des voiles fuyantes.

Elle se rappela, dans un éclair, Mrs. Trenor se plaignant de la rapacité de Carry Fisher : cela ne prouvait-il pas qu’elle était extraordinairement au courant des affaires personnelles de son mari ? Parmi le large et tumultueux désordre de l’existence de Bellomont, où personne ne semblait avoir le temps d’observer son voisin, et où les tendances individuelles et les intérêts personnels passaient inaperçus dans le courant des activités collectives, Lily s’était imaginée à l’abri d’une surveillance gênante ; mais si Judy savait quand Mrs. Fisher empruntait de l’argent à son mari, était-il vraisemblable qu’elle ignorât la même opération faite par Lily ? Si elle se souciait peu des affections que pouvait avoir son mari, elle était tout simplement jalouse de sa bourse ; et Lily lut dans ce fait l’explication de sa froideur. Le résultat immédiat de ces conclusions fut la détermination passionnée de payer sa dette à Trenor. Une fois libérée de cette obligation, elle n’aurait plus, du legs de Mrs. Peniston qu’un millier de dollars, et rien d’autre pour vivre que son petit revenu, lequel était infiniment moindre que la maigre pitance de Gerty Farish ; mais cette considération céda devant l’impérieuse revendication de son orgueil blessé. Il fallait d’abord qu’elle fût quitte envers les Trenor ; après cela, elle songerait à l’avenir.

Dans son ignorance des délais légaux, elle avait supposé que le legs lui serait payé peu de jours après la lecture du testament ; elle attendit quelque peu, avec anxiété, puis elle écrivit pour demander la cause de ce retard. Il y eut un autre intervalle avant que le notaire de Mrs. Peniston, qui était en