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Et, comme miss Farish persistait à la presser de ses yeux troublés, elle poursuivit avec impatience :

— Vous m’avez demandé la vérité, tout à l’heure… Eh bien, la vérité, c’est que quand on parle d’une jeune fille, elle est perdue ; et, plus elle explique son cas, plus son cas est mauvais en apparence… Ma chère Gerty, vous n’auriez pas, par hasard, une cigarette ?


Dans sa chambre sans air, à l’hôtel où elle était descendue en débarquant, Lily Bart, ce soir-là, examina la situation. C’était la dernière semaine de juin, et personne de ses amis n’était en ville. Les quelques parents qui étaient restés ou revenus pour la lecture du testament de Mrs. Peniston s’étaient enfuis, cet après-midi même, à New-Port ou Long-Island ; et aucun d’eux n’avait offert l’hospitalité à Lily. Pour la première fois de sa vie, elle se trouvait absolument seule, à part Gerty Farish. Même au moment de sa rupture avec les Dorset, elle n’en avait pas senti si vivement les conséquences : car la duchesse de Beltshire, avertie de la catastrophe par lord Hubert, lui avait offert aussitôt sa protection, et, à l’abri de son aile, Lily avait opéré une marche presque triomphale à Londres. Là elle avait été bien tentée de s’attarder dans une société qui ne lui demandait que de l’amuser et de la charmer, sans s’informer trop curieusement de la manière dont elle avait acquis ces dons-là ; mais Selden, avant leur séparation, avait insisté sur la nécessité urgente de retourner bien vite chez sa tante ; et lord Hubert, peu après, lorsqu’il reparut à Londres, abonda dans le même sens. Point n’était besoin de dire à Lily que le chaperonnage de la duchesse n’était pas le meilleur moyen de se réhabiliter aux yeux du monde, et, comme elle se rendait compte, en outre, que sa noble protectrice pouvait la lâcher à n’importe quel moment pour une nouvelle protégée, elle se décida, quoique avec regret, à retourner en Amérique. Mais elle n’était pas depuis dix minutes sur le sol natal, qu’elle comprit qu’elle avait trop tardé à rentrer : les Dorset, les Stepney, les Bry, tous les acteurs et les spectateurs du misérable drame, l’avaient précédée avec leur version ; et, même si elle avait vu la moindre chance de se faire écouter, quelque obscur dédain ou répugnance lui aurait interdit d’en