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milliers de dollars : Lily s’étonna que Grace Stepney ne figurât point parmi eux. Puis elle entendit son propre nom :

— « À ma nièce Lily Bart, dix mille dollars… »

Puis le notaire se perdit encore dans une suite de périodes inintelligibles, d’où la conclusion jaillit, étrangement distincte :

— « …Et le reste de mes biens à ma chère cousine et homonyme, Grace Julia Stepney. »

Il y eut un hoquet de surprise réprimé, un rapide virement de têtes, puis une levée de figures en deuil vers le coin où miss Stepney gémissait le sentiment de son indignité à travers la balle chiffonnée que formait son mouchoir à large bordure noire.

Lily se tint à l’écart du mouvement général, se sentant pour la première fois complètement seule. Personne ne la regardait, personne ne semblait s’apercevoir de sa présence : précipitée dans les abîmes de l’insignifiance, elle en touchait le fond… Et, sous le sentiment de l’indifférence collective, ce fut alors la transe plus atroce des espérances déçues. Déshéritée !… elle était déshéritée… et en faveur de Grace Stepney !

Elle rencontra les yeux lamentables de Gerty, fixés sur elle dans un effort désespéré de consolation, et ce regard la fit revenir à elle-même… Elle avait encore quelque chose à faire avant de quitter la maison, à faire avec toute la noblesse qu’elle savait mettre à des gestes de ce genre. Elle s’avança vers le groupe qui entourait miss Stepney, et, lui tendant la main, elle dit simplement :

— Chère Grace, je suis si contente !…

Ces dames s’étaient reculées à son approche et un vide se forma autour d’elle. Ce vide s’agrandit comme elle se retournait pour s’en aller, et nul ne se présenta pour le remplir. Elle s’arrêta, un moment, regardant autour d’elle, et prenant avec calme la mesure de sa situation. Elle entendit quelqu’un poser une question au sujet de la date du testament ; puis un lambeau de la réponse que faisait le notaire : — on l’avait mandé tout à coup… Et il parlait d’un « acte antérieur… » Puis on se dispersa, le flot s’écoula devant elle : Mrs. Jack Stepney et Mrs. Herbert Melson s’arrêtèrent sur le seuil, attendant leur auto ; un groupe sympathique escorta Grace Stepney vers le cab que l’on jugeait qu’elle devait prendre, bien qu’elle demeurât tout juste une ou deux rues plus loin… Et miss Bart