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force ou une faiblesse, faut-il l’exalter ou le condamner ? Je ne sais trop, et l’avenir en décidera mieux que nous. Mais je crois que là est la singularité, le don original, la raison d’être du poète, et c’est ce que j’ai tenté de marquer comme je l’éprouvais, plutôt que de porter sur l’œuvre un jugement purement littéraire. J’ai passé sur certains de ses défauts, plus évidents, ou dont j’aurais eu plus de scrupule à la défendre : l’inégalité, la surcharge, la confusion fréquente du développement, la bizarrerie du goût, ou plutôt la rébellion volontaire aux règles ordinaires du goût. De tels défauts sont peut-être la rançon d’une originalité aussi complète que celle de madame de Noailles. Ils font que, dans l’abondance de ses poèmes, un petit nombre seulement nous semblent parfaits. Mais ceux qu’une postérité prochaine retiendra comme les plus parfaits ne sont peut-être pas les mêmes que nous désignerions aujourd’hui. Et d’ailleurs, le plus beau et le plus juste privilège des poètes est qu’il suffise de bien peu de vers ou de stances pour faire durer éternellement leur nom.

Ce qui me paraît dès ce jour incontestable, c’est que, pour la première fois depuis Baudelaire et Verlaine, madame de Noailles aura fait entrer dans le patrimoine commun des poètes des sensations et des expressions nouvelles. L’historien futur de la poésie française pourra dater à coup sûr : « Cela est d’avant ou d’après madame de Noailles », comme nous disons sans nous tromper : « Cela est d’avant ou d’après Les Fleurs du Mal. » Il y a des émotions que, jusqu’à elle, personne n’avait cru dignes d’être notées, et d’autres que personne n’avait été capable de noter. Il y a des mots qui, jusqu’à ce qu’elle les introduisit dans le vocabulaire poétique, dormaient obscurément dans le dictionnaire ou dans l’échange fugitif des conversations. Je ne fais ici nulle allusion à la Muse botanique et potagère, que des juges trop rapides tiendraient volontiers pour l’unique inspiratrice de madame de Noailles. Une seule pièce du Cœur Innombrable, qui prête en effet un peu trop aisément à la parodie, a créé cette confusion, mais ne saurait suffire indéfiniment à l’entretenir. Il reste convenu que madame de Noailles fut la patronne lyrique des légumes et des fruits, et ce mérite à lui seul ne serait pas indifférent, mais elle en possède un plus rare, qui est d’avoir