Page:Revue de Paris - 1908 - tome 1.djvu/246

Cette page a été validée par deux contributeurs.
245
l’œuvre poétique de madame de noailles

sensibilité sont rares, si elle s’est frayé peu de chemins, c’est par préférence, et non par faiblesse ou par pauvreté.

On voit assez, d’ailleurs, quels sont les fondements véritables d’une telle erreur de jugement. Il y a des poètes dont l’inspiration pénètre directement en nous, et dans la pensée de qui nous croyons pénétrer à notre tour, des poètes dont il semble que rien ne nous sépare, dont l’émotion s’échange avec la nôtre sans effort. Madame de Noailles reste distante de nous par toute l’étendue de sa solitude. Elle est la Princesse des Contes de Fée, dont les chants ne nous parviennent qu’à travers les murailles de sa prison. Nous sommes enclins à méconnaître sa force intellectuelle parce qu’elle est isolée et ne communique pas avec notre intelligence, sa puissance émotive parce qu’elle ne se relie pas par une sympathie directe à notre sensibilité. Nous n’entendons que ses cris, et ils nous émeuvent ou nous déchirent, mais sans que nous en partagions la cause, comme une plainte animale ou comme des sanglots d’enfant. Nous ne nous substituons jamais au poète qui ne chante jamais pour nous. Et comment s’en étonner, puisqu’il ne connaît et ne saisit jamais que lui-même ? Il a pris superbement conscience de sa propre réalité, mais non pas de son identité profonde avec d’autres êtres, avec un univers également réels. Il n’a pas fait le cheminement souterrain par lequel il eût rejoint les racines des autres êtres. Il ne s’est élancé qu’en hauteur. Je m’excuse de ces métaphores peu cohérentes. J’en accumulerais volontiers de plus disparates pour rendre cette impression essentielle, à laquelle s’ajoute encore, pour le lecteur de madame de Noailles, l’accablement de ce qu’il y a d’extraordinaire dans ses dons. Non seulement nous nous sentons incapables d’essayer vers elle le rapprochement qu’elle n’a pas tenté vers nous, mais l’étonnement nous fait reculer plus loin encore. Nous contribuons autant qu’elle à sa magnifique solitude.

Ce lyrisme sans humanité, sans religion, — au sens où l’entendaient les romantiques, — où l’on ne trouve ni aspiration, ni besoin, ni foi, ni doute dont les autres hommes aient leur part, qui ne connaît ou ne touche hors de soi nulle raison de vivre, de souffrir ou d’espérer, ce lyrisme d’une sorte encore unique tient-il à un vice ou à une vertu, représente-t-il une