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l’œuvre poétique de madame de noailles

ressources. Et tout ce travail, plus varié, plus minutieux, charme par un mélange d’extrême raffinement et d’ingénuité naturelle. C’est ici, je crois, que madame de Noailles a tiré des circonstances combinées de sa naissance et de son éducation l’avantage le plus certain. Quand on porte en soi, comme elle fait, tant de sangs et de cultures mêlés, on peut se trouver chez soi partout, ou ne se reconnaître nulle part. À madame de Noailles tout est nouveau ; toute sensation, toute imagination lui procure la joie fraîche de la découverte, et l’on voit bien parfois qu’elle invente notre passé français comme la Pléiade inventait la Grèce. Il y a de la gaîté, de la jeunesse dans cette impression d’aventure et de nouveauté, mais une telle impression n’est que d’un moment. Le poète ne se distrait pas longtemps de lui-même. Le renouvellement des objets, le déplacement rapide des horizons vont aggraver encore en lui la conscience de son isolement et de son instabilité sentimentale. C’est en vain qu’on croyait changer, en cherchant pour les yeux ou pour l’esprit de nouveaux décors. Plus l’investigation fut curieuse, et poussée loin, plus la déconvenue sera grande. Et finalement les Éblouissements s’achèvent par des cris tels que jamais l’incurable douleur de madame de Noailles n’en avait jeté de si hauts. On la sent lutter, se raidir, s’efforcer d’être héroïque. Mais sa bravoure guerrière n’empêche pas qu’elle ne défaille sous le poids trop lourd. Les dernières pièces des Éblouissements sont le chant de l’amazone vaincue, qui succombe dans son entreprise impossible. Si violemment qu’elle se soit tendue vers d’autres pays, vers d’autres temps, vers d’autres rêves, elle n’a pu s’évader de sa personne. Elle se reconnaît impuissante à fixer, à rassembler sa volonté d’être et de durer. L’art aussi l’a déçue ; il restera la même distance entre ses vers et les cris de son cœur qu’entre ses désirs et ses jouissances. Elle n’aura pu pleinement exprimer par son chant l’incapacité où elle fut d’exprimer sa vie. Rien d’elle ne peut s’épancher intact vers le dehors, et sa voix même l’aura trahie.

 
Mes vers, malgré le sang que j’ai mis dans vos veines…
Malgré les fruits, le vent, le miel des douze mois,
Malgré tout ce torrent qui coule en vous de moi,
Qu’avez-vous fait du suc et du sel de mon âme ?…