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expliquant qu’elle s’était presque évanouie en revenant de chez Carry Fisher : craignant de n’avoir pas la force d’arriver jusqu’à la maison, elle était allée chez miss Farish ; mais une nuit de repos l’avait rétablie, et elle n’avait nul besoin d’un médecin…

Ce fut un réconfort pour Mrs. Peniston : elle pouvait s’occuper de ses propres souffrances, et elle conseilla à Lily de se mettre au lit, — son unique panacée pour tous les désordres du corps et de l’âme. — Dans la solitude de sa chambre, Lily se trouva ramenée à la directe observation des faits. Naturellement, leur aspect diurne différait de la nébuleuse vision de la nuit. Les Furies ailées se transformaient en rôdeuses mondaines, qui entraient chez l’une ou chez l’autre pour « potiner » à l’heure du thé. Mais ses craintes n’en étaient que plus hideuses, étant moins vagues ; et, d’ailleurs, il s’agissait d’agir, et non de se désespérer. Pour la première fois, elle se contraignit à faire le compte exact de sa dette envers Trenor ; et le résultat de cet odieux calcul fut la découverte qu’elle avait reçu de lui, en tout, neuf mille dollars. Le prétexte frivole grâce auquel cette somme avait été donnée et acceptée se ratatinait dans le brasier de sa honte : elle reconnaissait que pas un sou ne lui appartenait réellement, et que, pour recouvrer sa propre estime, il faudrait s’acquitter sur-le-champ et entièrement. L’incapacité où elle se trouvait d’apaiser ainsi ses sentiments outragés la paralysait en la convainquant de son insignifiance. Elle se rendait compte, pour la première fois, que la dignité d’une femme peut lui coûter plus cher à garder que sa voiture ; et le fait que la conservation d’un bien moral pouvait être une question de dollars, une question de sous, lui rendait le monde encore plus ignoble qu’elle ne l’avait conçu.

Après le déjeuner, une fois délivrée du regard indiscret de Grace Stepney, Lily demanda à sa tante la permission de lui dire un mot. Les deux femmes montèrent au petit salon, et Mrs. Peniston s’assit dans son fauteuil de satin noir orné de capitons jaunes, à côté d’une table faite en perles de couleur qui supportait un coffret en bronze avec une miniature de Béatrice Cenci sur le couvercle. Lily éprouvait pour ces objets l’aversion du prisonnier pour le mobilier du tribunal : c’était dans cette pièce que sa tante recevait ses rares confidences, et le sourire aux yeux minces de la Béatrice enturbannée s’asso-