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La pendule rose sonna une autre heure, et Gerty se leva d’un bond. Elle avait rendez-vous, le lendemain, de grand matin, avec une visiteuse de district, dans le quartier de l’Est. Elle éteignit la lampe, couvrit le feu, et se retira dans sa chambre pour se déshabiller. Dans le petit miroir, au-dessus de sa table de toilette, elle vit sa figure réfléchie sur le fond ténébreux de la chambre, et des larmes en effacèrent le reflet… Quel droit avait-elle à rêver les rêves de la beauté ? Un triste visage appelait un triste destin. Elle pleura doucement, tout en se déshabillant, plia ses vêtements avec sa précision habituelle, rangeant tout pour le lendemain, où il faudrait reprendre la vie ancienne comme si rien n’était venu en interrompre la routine. Sa bonne n’arrivait que vers huit heures : elle prépara son plateau à thé, le plaça près de son lit. Puis elle ferma à clef la porte d’entrée, souffla sa bougie et se coucha. Mais le sommeil ne voulait pas venir, et elle se trouvait en face de ce fait qu’elle haïssait Lily Bart. Cela l’oppressait, dans l’obscurité, comme quelque mal informe qu’il faut terrasser à l’aveuglette. Raison, jugement, renoncement, toutes les saines forces du jour battaient en retraite devant le rude instinct de la conservation : elle désirait le bonheur ; elle le désirait avec autant d’avidité et sans plus de scrupules que Lily, mais sans le pouvoir de Lily pour l’obtenir. Et, consciente de son impuissance, elle gisait frissonnante et haïssait son amie…

Un coup de sonnette à la porte d’entrée la mit sur pied : elle fit flamber une allumette et resta debout, effarée, aux écoutes. Son cœur, pendant quelques secondes, battit éperdument ; puis elle sentit le contact dégrisant du fait, et se souvint que de pareils appels n’avaient rien d’extraordinaire dans son œuvre de charité. Elle passa une robe de chambre pour répondre, et, ouvrant la porte, elle aperçut devant elle la rayonnante Lily Bart.

Le premier mouvement de Gerty fut un mouvement de répulsion. Elle recula comme si la présence de Lily jetait une lumière trop soudaine sur sa propre misère. Puis elle entendit son nom dans un cri, entrevit le visage de son amie, et se sentit enlacée et serrée par elle.

— Lily… qu’est-ce qu’il y a ?