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la blesser autant qu’elle faisait elle-même, car personne — pas même Judy Trenor — ne connaissait toute l’énormité de sa folie.

Elle fut tirée de ces stériles réflexions par une requête que lui murmura son hôtesse, après l’avoir prise à part, quand elles se levèrent de table.

— Lily, ma chère, si vous n’avez rien à faire de spécial, puis-je dire à Carry Fisher que vous comptez aller chercher Gus en voiture à la gare ? Il doit revenir à quatre heures, et je sais qu’elle a le projet d’aller à sa rencontre. Évidemment, je suis toujours enchantée qu’on l’amuse, mais j’ai appris par hasard qu’elle l’a saigné fortement depuis qu’elle est ici, et elle semble si désireuse d’aller au-devant de lui que j’imagine qu’elle doit avoir reçu ce matin encore un lot de factures. Il me semble — conclut Mrs. Trenor avec conviction — que la majeure partie de sa pension alimentaire lui est versée par les maris des autres femmes !…

Miss Bart, en allant à la gare, eut le loisir de méditer sur les paroles de son amie et sur la façon dont elles s’appliquaient à son propre cas. Pourquoi devait-elle pâtir, elle, d’avoir, une seule fois et pour quelques heures, emprunté de l’argent à un vieux cousin, quand une femme comme Carry Fisher pouvait trouver impunément de quoi vivre, en spéculant sur le bon cœur de ses amis hommes et sur la tolérance de leurs femmes ? Là comme ailleurs, c’était l’éternelle distinction entre ce qu’une femme mariée peut et ce qu’une jeune fille ne peut pas faire. Bien entendu, il était scandaleux pour une femme mariée d’emprunter de l’argent, — et Lily savait à merveille, tout ce qu’impliquait cette compromission, — mais malgré tout ce n’était que le « fruit défendu », que le monde décrie, mais qu’il pardonne, et qui, bien que passible parfois de la vengeance individuelle, ne soulève pas la désapprobation collective de la société. Nulle occasion de ce genre ne se présentait pour miss Bart. Elle pouvait, naturellement, emprunter à ses amies, — une centaine de dollars par-ci par-là, au maximum, — mais elles étaient plus disposées à donner une robe ou un bijou et regardaient Lily un peu de travers quand celle-ci insinuait sa préférence pour un chèque. Les femmes ne prêtent pas avec générosité, et, parmi celles qu’elle se trou-