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des circonstances de ce genre, l’instinct filial aurait peut-être été remué en elle ; mais sa pitié, ne trouvant pas le moyen de se traduire en action, demeurait en quelque sorte spectatrice, éclipsée d’ailleurs par le ressentiment farouche et infatigable de sa mère. Chaque regard, chaque geste de Mrs. Bart semblait dire : « Vous le plaignez aujourd’hui… mais vous jugerez autrement quand vous comprendrez où il nous a réduites… »

La mort de son père fut un soulagement pour Lily.

Puis commença un long hiver. Il restait un peu d’argent ; mais, aux yeux de Mrs. Bart, c’était moins que rien, — une pure dérision auprès de ce à quoi elle avait droit. « À quoi bon vivre, s’il faut vivre comme les cochons ?… » Elle tomba dans une sorte d’apathie furieuse, un état de colère inerte contre la destinée. Ses facultés d’ « organisatrice » la désertaient, ou elle n’en tirait plus assez d’orgueil pour les exercer. C’était très bien de se montrer bonne ménagère quand, ce faisant, on pouvait avoir sa voiture ; mais quand les plus louables efforts n’arrivaient pas à dissimuler la nécessité d’aller à pied, cela n’en valait plus la peine.

Lily et sa mère errèrent de droite et de gauche, tantôt faisant de longues visites à des parents dont Mrs. Bart critiquait la tenue de maison, et qui déploraient qu’elle laissât Lily prendre son petit déjeuner dans son lit quand la jeune fille n’avait pas d’avenir assuré ; tantôt végétant dans des pensions européennes à bon marché, où Mrs. Bart se tenait hautainement à distance de ses compagnons d’infortune. Elle évitait avec un soin tout particulier ses amis d’autrefois et le théâtre de ses anciens succès. Être pauvre, cela lui semblait un aveu de fiasco équivalent au déshonneur ; elle surprenait une note d’allégresse dans les avances les plus amicales.

Il n’y avait qu’une pensée qui la consolât : c’était de contempler la beauté de Lily. Elle l’étudiait avec une espèce de passion, comme si c’était là quelque arme qu’elle avait lentement façonnée pour sa vengeance. Dans son bilan, cette beauté représentait l’actif suprême ; c’était le noyau autour duquel leur vie devait se reconstruire. Elle la surveillait jalousement, comme si c’était sa propriété personnelle et que Lily n’en fût que la gardienne ; et elle s’efforçait d’instiller à celle-ci le sentiment de la responsabilité qu’une telle charge impliquait.