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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

enfin il venait quand il voulait : dans sa compassion, Victor Hugo lui-même l’avait engagé constamment à venir. Qu’avait-il donc à faire, le véridique et loyal grand homme ? Rester dans leur commun diapason d’abnégation et de dévouement, confesser en toute sincérité à Sainte-Beuve sa jalousie et son tourment, puis s’en remettre à lui, le faire juge, le faire maître, le laisser décider seul des moyens de rendre à son ami la tranquillité d’esprit si nécessaire à son travail. Sainte-Beuve ému n’eût pas voulu demeurer au-dessous de Victor : il eût spontanément renoncé, au moins pour un temps, à voir madame Victor Hugo, ce qui n’était plus d’ailleurs pour lui qu’une occasion de souffrir, et il se fût volontairement éloigné, satisfait de lui-même et fier de son sacrifice. – Voilà la conduite qu’aurait conseillée à Victor Hugo son cœur ; mais il en suivit une autre, et bien différente, que lui suggéra son orgueil.

Il vit Sainte-Beuve et lui représenta, sans doute, avec tous les adoucissements possibles, que son mal, au lieu de s’améliorer, s’aggravait et que cette situation sans issue était intenable. Sa femme et lui Sainte-Beuve étaient les deux êtres qu’il aimait le plus au monde et il les avait jusque-là confondus dans son cœur ; mais il voyait le moment cruel où il serait obligé de choisir entre lui et elle ; il n’en voulait cependant rien faire, il ne se targuerait pas de son droit de mari, il était de ceux qui reconnaissent le droit supérieur de l’amour, et il proposait à Sainte-Beuve de laisser sa femme elle-même choisir entre eux s’il n’était pas le préféré, c’est lui qui s’inclinerait, lui qui ferait ce que voudrait Sainte-Beuve. Il se donnait là le beau rôle et il fallait admirer sa grandeur d’âme !

Il va sans dire que Sainte-Beuve refusa de tenter l’épreuve et se déclara vaincu d’avance. Il se retira donc, mais mécontent, blessé à la fois dans son amour-propre et dans son amour.

Il chercha quelque diversion puissante et il la trouva aussitôt. Son ami Pierre Leroux prenait la direction du Globe, qui allait désormais se consacrer à la doctrine saint-simonienne. Sainte-Beuve y demanda sa place, rédigea d’emblée le préambule et le programme du journal renouvelé, et brusquement, avec son étonnante souplesse, se fit, de romantique, saint-simonien.

Victor Hugo, lui, qui de bonne foi s’imaginait avoir été magnanime, avait gardé sur Sainte-Beuve toutes ses illusions ; il l’aimait sincèrement, profondément ; il croyait lui avoir à jamais communiqué sa flamme et sa foi ; il avait la ferme et candide assurance que, l’amoureux écarté, il allait conserver l’ami. Il ne l’avait pas laissé partir sans lui faire promettre qu’ils s’écriraient, qu’ils se verraient au dehors, qu’ils ne cesseraient pas de s’aider l’un l’autre dans le bon combat qu’ils combattaient ensemble depuis des années. Il saisit le premier l’occasion de servir utilement son ami.