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V


le calvaire de victor hugo


Dans ce récit, – où l’on essaie de renouer les faits et de retrouver les sentiments, – pour remplir les intervalles des lettres, il n’y a eu jusqu’ici qu’à louer et à plaindre. Les deux amis souffrent, l’un avec désespoir et remords, l’autre avec dignité et bonté ; tous deux sont dignes d’admiration et dignes de pitié. Les choses vont malheureusement changer ; on va sortir de la sphère idéale, on va se heurter aux tristes et brutales réalités des passions et de la vie.

La condition essentielle de notre enquête est l’impartialité : nous sommes obligés de dire que le premier tort – un tort grave – est venu de Victor Hugo.

Les lettres de Sainte-Beuve, qu’on vient de lire, ces lettres d’amour éperdu, on a vu, par les billets de Victor Hugo, qu’il les avait données à lire à sa femme. Il avait en celle qu’il aimait et dont il était aimé une confiance absolue, une confiance inaltérable, et, sans doute, il avait raison ; il n’en est pas moins vrai qu’il jouait là un jeu aussi dangereux que généreux et qu’en exposant une âme sensible et délicate à la contagion de cette fièvre il commettait une grave imprudence. La pureté n’est pas la froideur, et quelle est la femme, fût-elle la plus honnête du monde, qui n’eût été touchée d’un pareil amour ? De plus, celui qui écrivait ces lettres enflammées était depuis deux ans pour elle l’ami le plus dévoué et le plus tendre ; il était aussi son converti, et cette âme, qu’elle eût voulue pour l’instant moins ardente, c’était elle un peu qui l’avait refaite. Il ne faut donc pas s’étonner si elle pensait à l’absent, si elle le plaignait, si Victor Hugo la surprit parfois en pleurs à cause de lui. Elle était, d’ailleurs, le cœur le plus sincère et le plus ingénu, elle le resta toute sa vie, elle était incapable de dissimulation : elle ne dut cacher ni ses larmes ni la cause de ses larmes.

Pour la première fois, Victor Hugo crut sentir qu’il y avait peut-être là quelque chose de plus que de l’amitié et qu’il serait possible que celle qui était tout pour lui cessât d’être à lui tout entière. Il devint jaloux.

Tous les sentiments étaient excessifs dans cette âme hors mesure, et surtout la jalousie. Il l’avait éprouvée avec une violence extrême pour sa fiancée, à plus forte raison pour sa femme. Rien que le doute lui était insupportable. Sainte-Beuve venait rarement, mais