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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

pure ; qu’il faisait de leur ancien bonheur leur tourment… Sainte-Beuve enfin, ne s’apercevait donc pas que cet amour était aussi pour son Victor une double offense, – offense à l’ami, offense à l’homme ?… Sans doute, le plus vigoureux, le plus énergique supplia l’autre de faire un effort viril, de se vaincre lui-même, et de leur rendre à tous la paix et la joie ; et, sans doute, l’autre convint de tout, pleura de tout, comme un malade et comme un enfant qu’il était, et promit d’essayer, de faire tout ce qu’il pouvait…

Mais il n’était plus maître de lui, le mal en était à la période aiguë. Nous allons donner, avec les brèves réponses de Victor Hugo, les deux lettres qu’il écrivit en décembre. Elles sont d’une navrante éloquence, ces lettres, aussi déchirantes, ou peu s’en faut, que celles qu’écrira Victor Hugo l’année d’après. Voilà de ces pages qu’aucune littérature n’imite et n’égale : on n’y reconnaît pas la plume qui écrit, mais le cœur qui saigne.


[7 décembre 1830.]

Mon ami, je n’y puis tenir ; si vous saviez comment mes jours et mes nuits se passent et à quelles passions contradictoires je suis en proie, vous auriez pitié de qui vous a offensé et vous me souhaiteriez mort, sans me blâmer jamais et en gardant sur moi un éternel silence. – Je me repens déjà de ce que je fais en ce moment, et cette idée de vous écrire me paraît aussi insensée que le reste ; tant je viens de tous les côtés me briser contre l’impossible ; mais enfin la chose est commencée et je poursuis. – Si vous saviez, hélas ! ce que j’éprouve toutes les fois que votre nom est prononcé à mes oreilles, toutes les fois qu’il m’arrive sur madame Hugo et sur vous quelque nouvelle et quelque rapport ; si vous saviez comme tous les jours passés dans leurs moindres circonstances  ; nos promenades à la plaine, nos visites aux Feuillantines et tout ce que j’avais rêvé de vie paisible et bénie auprès de vous, si vous saviez comme tout cela se déchaîne en moi au fond de mon cœur dans mes veilles et à quel supplice de damné je suis livré sans relâche depuis trois ou quatre heures du matin jusqu’au jour ; mon cœur se referme alors ; il se fait une glace à l’ouverture, et rien ne paraît plus jusqu’à ce que le soir vienne tout remuer encore dans ce gouffre. Il y a en moi du désespoir, voyez-vous, de la rage ; des envies de vous