Page:Revue de Paris - 1905 - tome 1.djvu/82

Cette page a été validée par deux contributeurs.
78
LA REVUE DE PARIS

Mais il ne s’était pas trompé lorsque, fuyant Paris, il redoutait si fort la morne solitude de son logis de célibataire. Il la retrouva plus froide et plus désolée encore qu’il ne l’avait imaginé. Ils n’étaient plus là, ses chers voisins ! il ne les avait plus porte à porte, cœur à cœur ! Souvenir amer et doux : naguère il arrivait sans avertir, il entrait sans frapper, il s’asseyait ; on causait, c’était charmant !… Sans doute, ils habitaient la même ville, ils étaient là tout près… Tout près, mais si loin ! Il ne voisinait plus : il faisait des visites. Il fallait s’habiller, passer les ponts, monter deux étages ; et, d’abord, parler au concierge… Une fois, ce concierge lui dit qu’ils n’y étaient pas, et ils y étaient ! Victor Hugo lui écrivit le lendemain un billet amical, lui donnant un autre rendez-vous : – on en était à se donner des rendez-vous, maintenant !

Qu’on lise les deux lettres suivantes ; on y sentira l’amertume et l’affliction de ce faible et malheureux cœur désemparé. Ce qu’on y sentira encore, c’est une âcre et cruelle jalousie, une jalousie maladive, une double jalousie d’un caractère étrange, – jalousie pour la femme, jalousie pour l’ami, – la torture d’une idée fixe : « Ils ne pensent plus à moi ! ils ne m’aiment plus ! ils m’oublient !… »


Ce lundi matin, [31 mai 1830].

Mon cher Victor, je veux vous écrire, car hier nous étions si tristes, si froids, nous nous sommes si mal quittés que tout cela m’a fait bien du mal, j’en ai souffert tout le soir en revenant, et la nuit ; je me suis dit qu’il m’était impossible de vous voir souvent à ce prix, puisque je ne pouvais vous voir toujours ; qu’avons-nous en effet à nous dire, à nous raconter ? Rien, puisque nous ne pouvons tout mettre en commun comme avant. Je m’aperçois que je ne vous ai pas demandé instamment vos vers à moi mais que m’importent vos vers, ceux-là, plutôt que d’autres ? c’est tous que je voudrais ; c’est vous, c’est madame Victor, à toute heure et sans fin. – Cela doit aussi vous attrister, je pense ; pourtant, vous, vous avez tout ce qui console et ce qui est réel, votre femme, vos enfants. Songez bien que moi, je suis celui qui souffrirai le plus, moi qui n’ai rien, pas un être au monde ; que vais-je devenir ? Croyez donc bien que si je ne vais pas là-bas, je ne vous en aimerai pas moins, vous et madame, qu’auparavant. Il y a dans mon amitié pour vous et pour elle plus que de l’habitude ; croyez-le, et n’allez pas imaginer qu’il