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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

siens étaient saufs « Comment vont vos fils ?… Votre mari a-t-il pu être avec vous ?[1] »

Puis vint 1851, le coup d’État, l’exil. Nous n’avons retrouvé de lettres de Sainte-Beuve à madame Victor Hugo qu’à la date de 1858.

Ils ne sont plus jeunes ni l’un ni l’autre : le caractère de la correspondance a forcément changé ; elle est d’une gravité respectueuse ou d’un amical enjouement : Sainte-Beuve vieilli dit son désenchantement et sa mélancolie.

La première lettre est une réponse à madame Victor Hugo, qui avait mis Sainte-Beuve au courant du projet de mariage de sa sœur Julie avec M. Chenay. Cette lettre, comme les suivantes, est adressée à Guernesey :

Ce 28 juillet [1858]

Je vous remercie d’avoir pensé qu’il me serait agréable d’apprendre ce qui fait deux heureux et qui vous fait plaisir à vous-même. Je n’avais plus eu de nouvelles depuis quelque temps, et, votre frère Victor que j’avais rencontré ne m’ayant rien dit à ce sujet, je ne lui en avais point parlé. Il serait bien que vous pussiez venir dans ce beau mois d’août, et peut-être la santé du poète qui n’est pas fait pour la maladie sera-t-elle assez tôt réparée pour vous le permettre. Je me rappelle un temps bien lointain où nous faisions avec lui le projet presque fabuleux de quitter Paris et d’aller habiter je ne sais quel domaine champêtre du côté du Rhin : c’était au temps des grandes rêveries lyriques et avant qu’il songeât à la lutte présente du théâtre. Comment, après des années, après trente ans, cette absence, cette émigration de Paris s’est-elle accomplie dans des conditions et sous des étoiles si différentes ? L’inspiration lyrique, certes, y a gagné, et, au point de vue de l’avenir, le poète (pour ne parler que de lui) paraîtra s’y être retrempé à des sources puissantes bien qu’amères.

Voilà ce qu’il faut vous dire et ce qu’il se dit bien, sans doute, à lui-même tout bas. Cela n’empêche pas les longueurs et les ennuis de bien des journées. – Nous autres, – moi du moins, qui vis ici à deux pas du tourbillon, mais en dehors, si je ne m’ennuie pas, c’est que j’ai fait dès longtemps mon deuil de tout vrai plaisir. Excepté cette grande

  1. G. Michaut. le Livre d’amour de Sainte-Beuve