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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

Une demi-confidence faite par Louis Boulanger à Vacquerie avait déjà jeté quelque jour sur la situation. En 1837, les propos et les vanteries de Sainte-Beuve commençaient à se répandre un peu trop au dehors ; il avait été amicalement prévenu que, s’il n’y mettait pas fin, on serait obligé d’informer Victor Hugo. Il ne tint pas compte de l’avis, et Victor Hugo, mis en effet au courant, ne pouvait plus avoir qu’une pensée : sévir. Cependant sa colère n’aurait peut-être pas ému Sainte-Beuve plus que de raison ; ce qui l’exaspéra, ce fut de se dire que madame Victor Hugo était d’accord avec son mari, qu’ils s’étaient rapprochés dans le même sentiment de réprobation contre lui et que l’arrêt d’expulsion était cette fois approuvé, sinon prononcé par elle aussi bien que par lui. Blessé au cœur, il précipita avec une sorte de rage son départ, jusque-là toujours retardé, pour Lausanne, où il allait faire pendant une saison son cours sur Port-Royal. Il quitta Paris « sombre et trois fois sombre ».

C’est plus de six mois après (18 mars 1838) que Sainte-Beuve, dans cette lettre à Guttinguer, constate, en l’expliquant à sa façon, la scène de la rupture :

« Du côté de la place Royale, j’ai éprouvé ce que deux mots de conversation pourront seuls vous expliquer ; d’une part une noire et grossière machination qui sont son cyclope ; de l’autre une inouïe et vraiment stupide crédulité, qui m’a donné la mesure d’une intelligence que l’amour n’éclaire plus[1]. »

Sainte-Beuve appelle « noire et grossière » machination la révolte d’un époux offensé, et madame Victor Hugo, jusque-là si hautement louée et flattée, du moment qu’elle ne l’aime plus, devient subitement « stupide ».

Il ne pardonne pas, et, six semaines après, il écrit encore :

« Ai-je éprouvé la vérité de ce mot de La Rochefoucauld « On » pardonne tant que l’on aime » ? Cependant il me semble que c’en est fait de l’amour, au moins de ce côté-là[2]. »

Enfin, trois ans après, en 1841, dans son Journal inédit, se demandant s’il aime encore Adèle, il se répond :

« Non, je la hais[3]. »

Ainsi finit l’amour de Sainte-Beuve.

  1. G. Michaud, le Livre d’amour de Sainte-Beuve.
  2. Id., Ibid.
  3. Id., Ibid.