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LA REVUE DE PARIS

moins aux éloges plus d’une critique acerbe, plus d’une insinuation méchante. Mais où éclate sa rage secrète, c’est dans la dernière page, sorte de post-scriptum de l’article :

« Les douze ou treize pièces amoureuses, élégiaques, qui forment le milieu du recueil dans sa partie la plus vraie et la plus sincère, sont suivies de deux ou trois autres, et surtout d’une dernière, intitulée : Date lilia, qui a pour but en quelque sorte de couronner le volume et de le protéger. On dirait qu’en finissant le poète a voulu jeter une poignée de lis aux yeux. Nous regrettons que l’auteur ait cru ce soin nécessaire. Le manque de tact littéraire… lui a inspiré d’introduire dans la composition de son volume deux couleurs qui se heurtent, deux encens qui se repoussent. Il n’a pas vu que l’impression de tous serait qu’un objet respecté eût été mieux honoré et loué par une omission entière[1] »

Le « tact moral » de Sainte-Beuve aurait bien dû l’avertir lui-même de la haute inconvenance qu’il commettait en intervenant sur un sujet si délicat : cette allusion à un « objet respecté » était de sa part le manque de respect le plus grave. En voulant blesser Victor Hugo, c’est madame Victor Hugo qu’il blessait. Quand elle avait pardonné, quand elle acceptait avec émotion, comme une réparation et comme un hommage, non pas cette poignée, mais ce bouquet de lis, de quel droit ce défenseur imprévu le refusait-il pour elle ? Victor Hugo, en lisant l’article de Sainte-Beuve, n’eut qu’à hausser les épaules ; on sut alors que madame Victor Hugo en fut au plus haut point froissée. « Froissée » n’est pas le mot quand on parle d’elle : elle en fut profondément affligée. Ce n’était plus là le Sainte-Beuve de 1830, le Sainte-Beuve des Consolations ; elle jugeait la petitesse de celui qu’elle avait aimé, qu’elle aimait encore. Quelque chose s’était rompu dans l’union de leurs âmes, et, dans ces chaînes-là, quand un anneau se défait, les autres suivent. Elle dut faire doucement des reproches à Sainte-Beuve de la faute qu’il avait commise et se montra sans doute avec lui plus froide et moins expansive. Elle prit de là une teinte de mélancolie : sa vie de cœur était-elle finie ?

Nous ne faisons pas là de vaines conjectures qu’on lise avec nous ces fragments des lettres touchantes qu’en 1836, elle écrivait à son mari encore en voyage :

« 5 juillet … Je suis bien vieille par les goûts et assez triste quoique sans chagrins. Que peut-on de mieux dans cette vie ? Je n’ai au monde qu’un désir, c’est que ceux que j’aime soient heureux ; le

  1. Portraits contemporains