Page:Revue de Paris - 1905 - tome 1.djvu/745

Cette page a été validée par deux contributeurs.
739
LETTRES DE SAINTE-BEUVE

choses qui sont belles, tu es la meilleure des choses qui sont bonnes. – Avec quelle joie je te reverrai ! »

« 16 août… Je suis à la Roche-Guyon et j’y pense à toi. Il y a quatorze ans, presque jour pour jour, j’étais ici, et à qui pensais-je ? à toi, mon Adèle ! Oh ! rien n’est changé dans mon cœur. Je t’aime toujours plus que tout au monde, va, tu peux bien me croire. Tu es presque ma vie. »

« 17 août… Je suis heureux que tu te sois un peu amusée à Angers. Je n’ai le cœur plein que de pensées d’amour pour toi et pour tous nos petits bien-aimés. »

Ce voyage d’Angers, en 1835, fut peut-être une des dernières rencontres heureuses et de parfait accord entre Sainte-Beuve et madame Victor Hugo. Par l’opposition la plus imprévue, ce qui avait été pour elle une cause de rapprochement avec son mari devint une cause de refroidissement avec Sainte-Beuve. Voici à quelle occasion.

Victor Hugo, à son retour à Paris, avait fait commencer l’impression de son nouveau recueil, les Chants du Crépuscule, et, selon sa constante habitude, il lisait à ses amis, sur les épreuves, nombre de ces poésies. C’était la première fois que Sainte-Beuve manquait à pareille fête, ce qui n’était pas sans lui causer quelque dépit. Très friand de ces primeurs, il s’en informait avec une curiosité inquiète auprès des amis plus heureux. Il y avait Louis Boulanger et Robelin qui le tenaient au courant et lui citaient les plus belles pièces, Napoléon II ou la Cloche. On lui disait aussi les vers d’amour, qui, sans dédicace et sans nom, ne s’en adressaient pas moins évidemment à Juliette ; ce dont il s’indignait vertueusement. Mais ce dont il s’irrita bien davantage, ce fut des deux poésies écrites pour madame Victor Hugo ; elles donnaient un démenti trop clair à ses prétentions et à ses sous-entendus ; et, quand un ami lui récitait ces premiers vers :

Toi ! sois bénie à jamais,
Ève qu’aucun fruit, ne tente !
Qui, de la vertu contente,
Habites les purs sommets !
Âme sans tache et sans rides !…


l’ami n’ajoutait sans doute aucune réflexion ; mais il était bien certain qu’il pensait : « Qu’est-ce donc que vous nous disiez ?… »

Les Chants du Crépuscule parurent en octobre 1835. Sainte-Beuve, atteint à son endroit le plus sensible, dans sa terrible vanité, ne put s’empêcher de laisser percer son aigreur dans l’article qu’il consacra au nouveau livre dans la Revue des Deux Mondes. Il était bien obligé de reconnaître et de louer les indéniables beautés de l’œuvre ; il mêla du