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main douce et un peu moite le menton non rasé de Nuñez, qui se débattait entre leurs poignes tenaces.

— Attention ! — fit-il encore.

— Il parle, — dit le troisième aveugle. — Certainement, c’est un homme.

— Heu ! — grommela Pedro, palpant l’étoffe de la veste de Nuñez. — Alors, vous voilà venu au monde…

— Hors du monde, — rectifia le guide. — Par-dessus les montagnes et les glaciers, en escaladant les sommets, là-haut, à mi-chemin du soleil… Hors du grand, du vaste monde qui descend jusqu’à la mer après douze jours de marche.

C’est à peine s’ils l’écoutaient.

— Nos pères nous ont appris que les hommes peuvent être créés par les forces de la nature, — disait Correa : — la chaleur, l’humidité, la corruption…

— Menons-le aux Anciens, — suggéra Pedro.

— Crions d’abord, — conseilla Correa, — pour que les enfants ne s’alarment pas. C’est un événement peu commun.

Ils poussèrent, en effet, quelques cris. Puis, Pedro se mit en marche en prenant Nuñez par la main pour le mener vers les maisons. Mais Nuñez retira sa main.

— J’y vois, — dit-il.

Vois ? — fit Correa.

— Oui, j’y vois, — répéta Nuñez, en se tournant vers lui et en trébuchant contre le seau de Pedro.

— Ses sens sont encore imparfaits, — dit le troisième aveugle. — Il trébuche et profère des mots dénués de signification. Conduisez-le par la main.

— Comme vous voudrez ! — consentit Nuñez.

Et il se laissa mener en riant de bon cœur.

Il devenait évident qu’ils ignoraient ce qu’était la vue. Bah ! en temps voulu, il le leur apprendrait.


Des cris parvinrent à ses oreilles et il aperçut des gens qui se rassemblaient dans la rue principale. Ce premier contact avec la population du Pays des Aveugles mit ses nerfs et sa patience à une épreuve plus rude qu’il ne l’avait supposé. Le village semblait plus important à mesure qu’il en approchait et les revêtements des murs se précisaient dans toute leur