Page:Revue de Paris - 1905 - tome 1.djvu/104

Cette page a été validée par deux contributeurs.
100
LA REVUE DE PARIS

Dans l’âme simple et droite de madame Victor Hugo elle-même, il pouvait y avoir aussi, à l’endroit de son mari, reproche et trouble. Elle qui n’était que bonté et pitié, elle n’avait pu s’empêcher de le trouver injuste et dur quand il avait exilé son ami ; elle avait dû dire, et tout haut peut-être « Oh ! ce pauvre Sainte-Beuve !… » Victor Hugo avait eu la prétention de ne pas faire le mari ; mais il l’avait été, chose fâcheuse. Quand Sainte-Beuve était revenu, il n’avait pas manqué de dire à madame Victor Hugo, en exagérant un peu, quels avaient été, loin d’elle, son supplice et son désespoir. Il s’était plaint et elle l’avait plaint, contre son mari. Et quelle contrainte encore, pour l’exilé à qui l’on faisait grâce, de ne pouvoir plus lui parler librement, de devoir taire tout ce qu’il éprouvait, tout ce qu’il souffrait ! Elle lui manquerait donc, sa consolatrice ?… Il n’était plus si timide et si respectueux ! peut-être il lui écrivit, elle lui répondit peut-être. Elle avait maintenant quelque chose de secret, quelque chose d’étranger, presque d’hostile, pour l’homme à qui jusque-là elle avait appartenu tout entière.

Et lui ?… Shakespeare a bien fait voir comme la jalousie, d’abord étincelle, devient feu, flamme, incendie, et dévore tout, consume tout. Cela est vrai principalement pour une âme et pour une imagination telles que l’imagination et l’âme de Victor Hugo : l’âme a une pénétration, une intuition particulière pour saisir dans l’être aimé les moindres sentiments qui lui sont contraires ; l’imagination a une puissance extraordinaire pour les grossir. Lui si confiant, il était devenu soupçonneux, ombrageux, irritable ; il interrogeait, il épiait, il accusait : « Elle l’aimait moins ! elle ne l’aimait plus !… Pourquoi, pour qui ne l’aimait-elle plus ?… » Sainte-Beuve, correct et réservé en sa présence, n’encourait pas de lui le moindre reproche, et, d’ailleurs, Victor Hugo eût rougi encore, à ce moment, de lui laisser voir sa faiblesse. Il n’en souffrait que davantage. Il souffrait beaucoup, et la triste loi humaine voulait que, souffrant, il fit souffrir. Il devait avoir avec sa femme, des scènes de douleur violente qui la rendaient bien malheureuse à son tour. Elle tâchait de l’apaiser par la patience et la douceur ; parfois aussi elle dut se révolter : « Si elle l’aimait moins, était-ce donc sa faute, quand il la torturait ainsi ? » Alors il s’accusait, se jetait à ses pieds, se répandait en paroles de tendresse. Nous avons sous les yeux une lettre pleine d’adoration, écrite à ce moment-là, et qu’il achève par cette prière « Pardonne-moi ! »

Selon toute vraisemblance elle n’avait pu cacher à Sainte-Beuve ses angoisses ; et lui, selon toute vraisemblance, en avait profité pour tenir un langage plus expressif et plus ardent : et ce dut être pour la pauvre femme un redoublement de peine.

C’est alors, sans doute, que pour rassurer son mari, pour se rassurer contre Sainte-Beuve et peut-être contre elle-même, elle demanda