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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

ma pensée. Mille baisers à vos beaux enfants. Mes amitiés à nos amis, à M. Gautier, qui doit être de retour. Je serai à Paris mercredi environ de l’autre semaine ; c’est-à-dire dans dix jours à peu près, et je reprendrai vie à votre foyer.

Tout à vous,
Sainte-Beuve


Sainte-Beuve était revenu à la mi-novembre, et la bonne intimité reprit, mieux sentie encore après la séparation. Le 1er janvier, il apporta aux enfants des jouets et à ses deux amis les épreuves des Consolations. Il était pleinement heureux, joyeux, content de lui. Dans ces feuilles volantes, il y avait la plus paisible, la plus douce, la plus pure année de sa vie.

On but à la victoire d’Hernani : Sainte-Beuve se promettait d’en rendre compte dans la Revue de Paris. Tout était à l’espoir et à la confiance.

Les répétitions d’Hernani commencèrent, et tous les incidents de coulisse, les résistances, les bouderies, les jalousies, les impertinences des acteurs, mademoiselle Mars en tête, furent désormais, avec les colères du poète, l’unique sujet des conversations, la préoccupation unique, dans la maison de Victor Hugo.

Mais ce fut bien autre chose aux approches de la première représentation. Hernani promettait la bataille qu’il a été : il fallait se préparer à la bataille. Alors le paisible logis de la rue Notre-Dame-des-Champs s’emplit de tumulte et de bruit. Il y avait à distribuer les billets, à marquer les places, à inscrire les combattants. Sainte-Beuve arrivait, inquiet, à son heure accoutumée ; il trouvait madame Victor Hugo entourée de trois ou quatre jeunes gens, penchée sur un plan de la salle. Elle lui disait « Ah ! vous voilà, Sainte-Beuve, bonjour ; asseyez-vous ; nous sommes dans le coup de feu, vous voyez. » Il restait dans un coin quelque temps, et se retirait désolé. Il n’entendait rien, lui, à toute cette manœuvre du théâtre et il se sentait inutile et presque importun. Il n’y avait d’attentions, de remerciements et de bonnes paroles que pour ces jeunes et vaillants soldats du combat de demain. Théophile Gautier, actif, ardent, beau à vingt ans comme une médaille antique, venait et revenait, formait des groupes, enrôlait des recrues. Si Sainte-Beuve avait saisi un quart d’heure de solitude avec madame Victor Hugo, Gautier, radieux, agitant sa longue chevelure, entrait triomphalement « Grande nouvelle ! Nous aurons l’atelier de Charlet ! L’atelier de Charlet viendra travailler ! – Ah ! vraiment ? contez-nous donc ça ! » Sainte-Beuve s’esquivait, navré.