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LETTRES DE SAINTE-BEUVE
Ma jeunesse déjà dévorée à moitié,
Et vous me répondez par des mots d’amitié ;
Puis, revenant à vous, vous si noble et si pure.
Vous que dès le berceau l’amoureuse nature
Dans ses secrets desseins avait formée exprès
Plus fraîche que la vigne au bord d’un antre frais,
Douce comme un parfum et comme une harmonie,
Fleur qui deviez fleurir sous les pas du génie.
Nous parlons de vous-même, et du bonheur humain,
Comme une ombre, d’en haut, couvrant votre chemin,
De vos enfants bénis que la joie environne,
De l’époux votre orgueil, votre illustre couronne…


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Un nuage a passé sur notre amitié pure ;
Un mot dit en colère, une parole dure
A froissé votre cœur, et vous a fait penser
Qu’un jour mes sentiments se pourraient effacer ;
Pour la première fois, vous, prudente et si sage,
Vous avez cru prévoir, comme dans un présage,
Qu’avant mon lit de mort, mon amitié pour vous,
Oui, madame, pour vous et votre illustre époux,
Amitié que je porte et si fière et si haute,
Pourrait un jour sécher et périr par ma faute.
Doute amer ! votre cœur l’a sans crainte abordé ;
Vous en avez souffert, mais vous l’avez gardé ;
Et tantôt, là-dessus, triste et d’un ton de blâme,
Vous avez dit ces mots, qui m’ont pénétré l’âme ;
« En cette vie, hélas rien n’est constant et sûr ;
« Le ver se glisse au fruit dès que le fruit est mûr ;
« L’amitié se corrompt, tout est rève et chimère ;
« On n’a pour vrais amis que son père et sa mère,
« Son mari, ses enfants, et Dieu par-dessus tous… »

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On voit que le nom et le souvenir de Victor Hugo revenaient sans cesse dans la bouche des deux causeurs. Ils se redisaient toutes les raisons qu’ils avaient l’un et l’autre de le remercier, de l’aimer, de l’admirer. Si Victor Hugo leur avait lu quelque poésie, quelque scène de Marion, Sainte-Beuve la commentait, l’expliquait, en faisait valoir les beautés. Lui, réservé et plutôt froid, il était devenu aussi cordial pour Victor Hugo que Victor Hugo l’était pour lui ; vraiment ils étaient comme deux frères.

Sainte-Beuve, qui s’est absenté pour quelques jours, écrit au couple aimé :