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pensée. Mais, l’après-midi, il sortait, il prenait l’air, il gagnait le jardin du Luxembourg, et il travaillait en marchant. Sainte-Beuve beaucoup moins occupé, restait avec madame Victor Hugo ou même revenait pour elle, et c’est alors qu’après deux années, où il n’avait pas cessé de la voir et de lui parler, il fit sa connaissance.

Il sentit vite tout ce que l’intimité avec cet être calme et pur lui faisait de bien, tout ce qu’elle lui apportait d’apaisement et de sérénité. Elle avait un si sûr instinct de ce qui est vrai, de ce qui est bon, de ce qui est juste ! Il avait cru le savoir, mais il voyait qu’il n’en était rien, ou du moins elle le lui rapprenait. Elle ramenait cet esprit complexe à sa propre simplicité. S’il se laissait aller à quelqu’une de ses anciennes erreurs, elle le reprenait doucement, raisonnait, discutait, en appelait à quelque ami qui entrait.

Car ils n’étaient pas toujours seuls. Il y avait d’abord les enfants, Didine sérieuse, Charlot turbulent, distractions ravissantes ; il y avait d’autres amis, très souvent Louis Boulanger, un vrai artiste, un fin lettré, un être excellent et qui avait, même avant Sainte-Beuve, un culte pour madame Victor Hugo : son atelier était à deux pas, rue de l’Ouest, et il survenait, à toute minute, avec ou sans Robelin, bon enfant, bon vivant, spirituel et narquois, qui jetait dans leurs controverses sa gaieté de merle siffleur.

Mais Sainte-Beuve n’était vraiment heureux que lorsqu’ils causaient tête à tête. Ils pouvaient parler alors de choses graves et même de choses saintes. Élevée par un père dévot, Adèle n’était pas dévote, mais profondément religieuse. Ils parlaient donc de Dieu, de l’immortalité, de la destinée. Sainte-Beuve était maintenant tout plein de saint Augustin et des Pères de l’Église ! De sceptique, cette âme caméléone était devenue mystique. On n’a d’ailleurs qu’à relire les Consolations : l’influence d’Adèle, les idées d’Adèle y sont à toutes les pages, même à celles qui ne lui sont pas dédiées. Quelques fragments des deux poésies qui portent son nom achèveront de dire ce que furent ces heures qui auraient dû rester à jamais sacrées.


Oh ! que la vie est longue aux longs jours de l’été,
Et que le temps y pèse à mon cœur attristé !
Lorsque midi surtout a versé sa lumière,
Que ce n’est que chaleur et soleil et poussière ;
Quand il n’est plus matin et que j’attends le soir,
Vers trois heures, souvent, j’aime à vous aller voir ;
Et là, vous trouvant seule, ô mère et chaste épouse,
Et vos enfants au loin épars sur la pelouse,
Et votre époux absent et sorti pour rêver,
J’entre pourtant ; et vous, belle et sans vous lever,
Me dites de m’asseoir ; nous causons ; je commence
À vous ouvrir mon cœur, ma nuit, mon vide immense,