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LETTRES DE SAINTE-BEUVE


En janvier 1829, parurent les Orientales ; en mars 1829, paru Joseph Delorme.

Quand Sainte-Beuve eut publié ce livre, il semble qu’il dut se sentir soulagé et comme renouvelé. Peut-être y avait-il enseveli à jamais ses amertumes et ses douleurs ?…


III


Les Consolations


Madame Victor Hugo n’avait eu jusqu’ici qu’un rôle assez effacé dans cette amitié des deux hommes : pas une poésie de « Joseph Delorme » ne lui est dédiée ; son nom n’est prononcé dans les lettres d’Angleterre que pour la formule finale de politesse. La naissance et l’allaitement de son troisième enfant, François-Victor, l’avaient absorbée elle-même tout entière. Rien de nouveau dans sa vie, pas même l’adoration constante et fidèle de son mari. Cependant, toujours attentive à ce qui se disait autour d’elle, elle poursuivait en silence son travail intérieur ; sa pensée s’élargissait, ses idées s’étendaient. Quant aux choses de sentiment, elle n’avait rien à en apprendre, même des hommes supérieurs dont elle était entourée, et personne n’eût pu en remontrer là-dessus à son doux et grand cœur. C’est elle, au contraire, qui, sous ce rapport, pouvait exercer, et exerçait, à l’insu d’elle-même et des autres, sa charmante et bienfaisante influence, et les Feuilles d’Automne, ce poème du foyer, lui redoivent peut-être bien quelque chose.

Sainte-Beuve, auprès de Victor Hugo, avait éclairé et raffermi son esprit ; il savait ce qu’il voulait, il voyait où il allait, il avait pénétré dans tous les sens tous les carrefours de la pensée ; sa vive et curieuse intelligence était satisfaite : restait l’âme. Il croyait saisir maintenant toute la beauté de l’art ; ne demeurait-il pas encore étranger à la beauté morale ? Où pouvait-il mieux la connaître qu’auprès de madame Victor Hugo ?

L’année 1829, où nous sommes, fut pour Victor Hugo l’une des plus remplies de sa laborieuse carrière. Voilà qu’il était père de trois enfants, il avait à pourvoir à cette chère couvée : le théâtre seul pouvait lui donner ce qu’il fallait pour cela, il avait résolu de faire du théâtre. Sans quitter Notre-Dame de Paris commencée, il avait écrit Marion de Lorme ; Marion de Lorme arrêtée par la censure, il se mit à écrire Hernani. Ce qui ne l’empêchait pas, entre temps, de composer la plus grande partie des Feuilles d’Automne. Tout ce travail exigeait toutes ses heures. Il n’en voyait pas moins à peu près chaque jour son ami Sainte-Beuve ; il s’était fait une habitude et comme un besoin de ces entretiens où chacun d’eux aiguisait sa