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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

traversée, j’ai contemplé avec délices un coucher et un lever de soleil et un coucher de lune. Je suis allé une fois à Oxford, où j’ai admiré la chapelle du collège de Christ-Church, où il y a de l’architecture saxonne, à piliers massifs, à pleins cintres et à ornements à zigzags ; j’espère voir dans un village voisin une petite église toute saxonne très renommée. La chapelle de Christ-Church a aussi du gothique mêlé à son saxon, un beau tombeau de sainte Frisewide, du IXe siècle, des confessionnaux à dentelles, des vitraux splendides. Une autre chapelle de New-College est fort belle aussi, les vitraux sont comme du velours rouge. Mais ici encore, comme en France, le faux goût vient gâter l’émotion : une fenêtre très large au-dessus du portail représente une Nativité peinte sur ces vitraux il y a une quarantaine d’années, de sorte que ce tableau élégant à touches fines et molles, à la Josua Reynolds, se marie mal aux figures flamandes des autres fenêtres. Dans la bibliothèque Bodleana, j’ai vu quelques tableaux, un Canning par Lawrence, les Écoles d’Athènes de Jules Romain, un Raphaël par lui-même, un Rembrandt par lui-même, Falkland et Digby par Van Dyck, mais, en somme, cette collection est pauvre, et je me dédommagerai en allant à Blenheim chez le duc de Marlborough qui a une belle collection.

D’ailleurs je suis ici à la campagne, ne faisant rien que jouir d’un joli pays, bien varié, avec des arbres bien ronds, des bruyères, des étangs, la Tamise fort petite encore à deux milles, beaucoup de gazon. Je vis à l’anglaise assez matériellement, n’ayant pas un moment à rêver ni à travailler ; car mes bons amis ne me laissent pas. Aussi bonsoir toute poésie. Ce sera au retour, quand j’aurai retrouvé mon loisir et votre vivifiant soleil, à vous, à de Vigny, à Boulanger, à Émile Deschamps, Paul ; car cette poésie, au moins chez moi, est une taupe honteuse qui rentre à cent pieds sous terre à moins de silence profond et de sécurité parfaite. Aussi, au milieu de mon contentement et de mon bien-être, j’ai des tristesses, des regrets de vous tous, qui me feraient pleurer si je pouvais être seul un quart d’heure. Quelle drôle de vie mènent les Country-Esquires, chasse, pêche, dîners, promenades à cheval, le prêche le dimanche, la plupart sont curés de leur paroisse ; tous les gens que je vois ici sont curés en vérité ; il n’y paraît guère